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Tunisia Factory : les mentalités en question

Publié le 09 mai 2018 par Africultures @africultures

La « Factory », initiée par la Quinzaine des Réalisateurs, a pour but l’émergence de nouveaux talents sur la scène internationale, permettant ainsi à de jeunes cinéastes internationaux de se rencontrer et de créer ensemble. Cette année, c’est la Tunisie qui était à l’honneur. Le 9 mai 2018, jour de la première mondiale à Cannes, les quatre courts-métrages sont sortis en Tunisie dans neuf salles de cinéma.

Quatre courts métrages de 15 minutes, chacun écrits et réalisés à deux mains par un couple de jeunes cinéastes dont l’un est tunisien et l’autre d’un autre pays. C’est le principe de la Factory qui propose chaque année un pays de tournage différent. En 2016-2017, quatre réalisateurs internationaux ont été choisis et en 2017, un appel à participation a été lancé en Tunisie après une annonce au Festival de Cannes. En septembre 2017 à Tunis, quatre réalisateurs ont été choisis parmi 12 et jumelés avec leurs pairs internationaux. D’octobre 2017 à janvier 2018, les couples ont passé trois mois à écrire leurs scenarii de courts-métrages, et en mars 2018, durant cinq semaines, chaque couple a filmé, monté et fini son court-métrage avec une équipe et un casting tunisiens.

Leur venue à Cannes est l’occasion de rencontrer des représentants de l’industrie internationale du cinéma (producteurs, distributeurs, représentants de festivals, agents de vente internationaux…) afin de développer leurs futurs projets cinématographiques.

Cette factory 2018 est co-produite par un « Groupement solidaire de sociétés de production » : Dora Bouchoucha, Lina Chaabane, Habib Attia, Imed Marzouk, Omar Ben Ali, Riadh et Selma Thabet ainsi que Khaled Mechken (Nomadis Images, Cinétéléfilms, Propaganda Productions, SVP, Ulysson, Objectif) et Dominique Welinski (DW – France).

Omerta, de Mariam Al Ferjani (Tunisie) et Mehdi Hammane (France)

Déchirant, tendu, intense, Omerta communique l’angoisse et l’impuissance de jeunes Tunisiens face aux normes qui les régentent, en même temps que la folle envie de quitter le pays par tous les moyens possibles. Magnifiquement tourné, d’une caméra proche des corps, captant la gestuelle de chaque moment autant que les expressions des visages, habilement monté pour soutenir la tension entre les personnages autant que la situation, ce petit bijou de cinéma interroge la loi du silence que sème la peur d’une bien réelle répression. L’accompagnement musical du départ, puissant par son décalage avec l’image, installe une unité entre les quatre protagonistes qui va éclater à la faveur du drame. Seule, la femme sait dépasser la lucidité pour prendre le risque nécessaire face à la lâcheté des hommes…

Leyla’s Blues, d’Ismaël (Tunisie) et Fateme Ahmadi (Iran)

Ce sont les non-dits qu’explorent Ismaël et Fateme Ahmadi : autisme d’un jeune, silence d’une femme sur l’essentiel, aveuglement d’un homme. Entre l’image tronquée de la tablette du jeune, vision limitée mais lucide dont l’intelligence est rappelée par son habileté aux échecs, et l’impossible révolte de la femme, c’est une société mutique qui est évoquée, où il ne sert à rien de répondre aux questions tant elles sont décalées. Il fallait pour suggérer cette fatalité une épure qui laisse le spectateur connecter son vécu. Dans le grand dénuement des êtres, aucune solution, aucune résolution ne pouvait intervenir. Seule la solitude demeure. D’une grande maîtrise et sachant installer la tension, Leyla’s Blues décrit avec une intense acuité l’asthénie de l’air ambiant.

L’Oiseau bleu, de Rafik Omrani (Tunisie) et Suba Sivakumaran (Sri Lanka)

Un conte d’amour qui ne se finit pas, remplacé par la menace de la puissance d’argent, mais retrouve sa vitalité dans la fidélité du soutien : dans le restaurant L’Oiseau bleu, au bord de la mer, se joue un avenir incertain. Une galerie de personnages y font la fête ou s’affrontent. La caméra virevolte entre tous, au rythme des danses, installant les ambiances, tissant le corps social. Le maître d’hôtel tente de maintenir ce qui fait la qualité du lieu tandis que la directrice chancelle sous les coups de buttoir du destin. Son chant térébrant invoque la mélancolie mais une bonne nouvelle relancera l’espoir, car ce qui réjouit chacun participe du bonheur de tous. Dans le restaurant L’Oiseau bleu se rejouent les épreuves autant que les valeurs et les espoirs du pays.

Best Day Ever, d’Anissa Daoud (Tunisie) et Aboozar Amini (Afghanistan)

Dans une approche à la Rashomon, le film se place du point de vue successif de quatre membres d’une famille, le père, la mère, leur fille adolescente et leur fils cadet, autour de la question de l’intégrité sexuelle de la jeune femme. Ici encore, les non-dits et les soupçons construisent les malentendus qui émergent des fixations imaginaires. C’est le poids des codes et des principes qui est interrogé dans ce film ouvert, la famille n’ayant pas la chance du spectateur de pouvoir en débattre. La mise en scène utilise la géographie de la maison et la caméra cadre les perspectives pour développer la tension et servir chacun des point de vue exprimés, donnant une grande cohérence à l’exercice. Du bel art.

Notons que Mariam Al Ferjani était l’actrice principale de La Belle et la Meute de Kaouther Ben Hania et prépare sa première réalisation, Alyah. Quant à Anissa Daoud, auteure, productrice et metteuse en scène de cinéma et de théâtre, elle travaille à son premier long, Les Immortelles. Elle jouait également dans La Belle et la meute.

On le voit, les quatre films se font dans leur diversité le miroir d’une société déchirée par les enjeux de la modernité. Plutôt qu’une démonstration ou un message social, ils s’appuient sur les blessures intimes pour rendre plus prégnante l’urgence d’une évolution des mentalités.


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