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(Note de lecture) Marie-louise Chapelle, "Tu (maniériste), par Françoise de Laroque

Par Florence Trocmé

Volonté de chance (1)

Marie-louise Chapelle  tu (maniériste)
« un coup dé / coupé », Marie-louise Chapelle n’a pas écrit un coup de dés et pourtant le goût du jeu dans Tu (maniériste) est manifeste. Un coup de la longueur d’une phrase, les dés se séparent en roulant, traçant une voie à la fois précise et discontinue dépourvue de point final. L’image ne convient pas bien – « ni imparfaite ni fidèle » – dans la mesure où le coup n’est pas unique, renouvelé pour chaque segment, le vers qui se forme n’étant d’un seul tenant, suivant un modèle à saccades, passant par des relais souvent inattendus que le jeu impose de rejoindre. Car le jeu consiste ici à suivre la piste de Gesualdo (2) tracée par Lyn Hejinian dans la traduction de Martin Richet. Marie-louise Chapelle nous a déjà initiés dans mettre. et Prononcé second à une écriture « seconde » mais ici, elle prolonge la lecture, pousse plus loin le partage avec l’autre et sa langue qu’elle laisse proposer. « Qui autorise le préférable ? » La volonté de chance s’écarte de la volonté de puissance. « La condition de possibilité d’un jeu futur illimité est suspendue à un renoncement préalable ». Quel renoncement ? À l’illusion d’une maîtrise totale ? À celle de l’auteur unique ? À l’initiative, toujours relative. Lyn Hejinian le confirme : « L’idée est dépassement – ou seconde – mais elle n’est jamais seule, simple, ni mode d’imitation. » Aucun abandon dans ce renoncement. Et dépasser, non imiter. La volonté de chance reste une volonté. Celle de chercher, de saisir toutes les occasions de découvrir, rencontrer, aimer. Car la passion du jeu n’est ni seule, ni première. Elle se mêle à celle du lire-écrire, à la passion amoureuse. Les rencontres sont des chances : celle de Lyn Hejinian avec l’œuvre, le maniérisme et la vie de Carlo Gesualdo, celle de Marie-louise Chapelle avec Gesualdo et avec Tu qui « arrêt[e] [son] vers fini ». La rencontre avec Gesualdo est d’autant plus une chance qu’elle semble offrir le filtre adéquat à poser devant le désir de se raconter que Marie-louise Chapelle traite avec la plus extrême prudence et retenue. On mesure combien l’engagement est total, combien le jeu tout en sollicitant la langue d’une autre à chaque tournant, lui laissant ouvrir la voie, ne lui cède pas. Joute de chaque instant. Décision de chaque minute. Il s’agit bien de produire du sens, mais un sens qu’on ne peut totaliser au bout du vers ou du livre comme un chant se développe, s’écoute, se suit, se chante, se répète, dont on peut bien sûr privilégier une note, une syllabe, une ligne, sans que l’ensemble et les mouvements qui le composent soient jamais réductibles.
Prenons Gesualdo, sur le même ton décidé que Marie-louise Chapelle commençant La ligne Kant (3) : « 1.  Prenons Kant. » (or il n’y a rien d’autre dans le 1. !) Comme elle dit aussi « Te prendre ici » à Tu, amoureusement sans doute, mais il s’agit justement de souligner ce que la « prise » du livre peut avoir de complet. Sont « pris » outre la fascination exercée par Gesualdo, remplacé par Tu –anaphore rayonnante –, la composition, l’ordre des strophes et la syntaxe parfois renforcée par l’unité thématique ou à l’inverse une opposition. La lecture diachronique est tentante (impossible ici et par moi), mais elle n’est pas encouragée. Marie-louise Chapelle « ne tien[t] pas que l’émotion spéciale que procure la poésie est due au sentiment de reconnaissance ; au contraire même. » (4) Et on lit également dans Tu (maniériste) sans savoir cependant dans quel domaine elles s’exerceraient, que « les comparaisons sont inutiles, indifférentes, sans intérêt ».  Nous en tentons malgré tout quelques-unes : « Tu et vivant et parce que tu serrais l’enfant (comme ces choses-là étaient embrassées) on le suppose et affirme et finalement adoras » (Marie-louise) / « Gesualdo extraordinaire et parce qu’il recueillait (comme ces choses se reliaient) doute-t-on et quatre ans après assassina. » (Lyn) (5) Une troisième personne devenue deuxième, un enfant ajouté à, ou part de choses qui s’entremêlent mais avec plus de chaleur, un doute divisé en deux temps, rumeur ou hypothèse montée en certitude, quatre années plus rapidement consumées et surtout la chute du vers où l’adoration prend la place du crime. Une dissonance dans la vie de Gesualdo, soulignée par Lyn Hejinian. Une autre entre phrase et vers des deux auteurs. Dissonances entre elles mais aussi variations sur un thème semblable. États d’âme : « Tu enfonçais, solitude, haut, serré, et remontant » / « Il rugissait tristesse, blanche, longue et ascendante. » Plainte : « On m’enlève les gestes mais non les larmes » / « On me fournit domaines mais non navires. » Et des correspondances : « Elle n’a pas d’arme » / « Tu n’as pas d’yeux. »  Qui dirait : « C’est grammatical et ne va pas plus loin » ?
Ce plaisir comparatif ne disparaît pas avec la lecture de Tu (maniériste) seul. Sur 55 strophes (je ne garantis pas le nombre qui dépend de la manière de les délimiter), 27 se répètent. Parfois, presque à l’identique, comme un serment qu’on se plaît à moduler : « Ton corps vieillit durant ta vie
   Pour le moment toujours été cela sera toujours, désiré, on l’affirme » / « Ton corps vieillit durant ta vie      D’ailleurs était et cela sera toujours, désiré, vous l’affirmez ». Souvent les motifs varient, mais l’écriture première et seconde restent rigoureusement homosyntaxiques, si bien que l’ensemble de la composition, avec ces retours constants, d’autant que les reprises sont proches – parfois en vis-à-vis sur deux pages – et sensibles rythmiquement, reflète et affirme ses origines musicales. Un art du contrepoint dans la mesure où les deux lignes mélodiques semblables et légèrement décalées, loin de s’annuler l’une l’autre, se rehaussent. Lorsque la strophe se clôt en vers courts, la répétition joue plus ostensiblement de la symétrie : « Vous ne verrez pas plus grand amour » / « Vous ne verrez pas plus grand désastre » ; « Mon poème n’est pas sans les vers »  / « Mon cœur n’est pas par-dessus les toits » ; « Je suis là »  / « Te voici ».
Dans Tu (maniériste) le vers, par moment, sort de la strophe, va à la ligne sans majuscule, agrandissant l’intervalle entre lui et le suivant, mais la plupart du temps, il entre dans la construction d’une strophe plus pleine avec cette manière particulière, majuscule en tête, de suivre la ligne tout en se gardant de la prose par un blanc à chaque extrémité. Il conserve cependant une allure de phrase, de phrase complexe par les propositions subordonnées – alors que la forme nominale souvent domine en poésie – complexité qu’il accroît en coupant sans cesse l’élan syntaxique. Vers à l’allure de phrase parfois inachevée, de toute façon en suspens. Issu d’un travail, d’une « manufacture » maniériste, qui, comme le dit la définition citée dans le livre en italique, manipule « pour [ses] propres fins des formes inventées dans un esprit différent ». La citation ajoute, à propos des madrigaux de Gesualdo, qu’« au bord de s’engager ici ou là, pour ainsi dire, ils tremblent. » Je ne suis pas sûre que, comme les madrigaux, le vers de Tu (maniériste), dans sa complexité, tremble. Je suggérerais plutôt qu’avec fermeté il s’engage et se dégage presque simultanément. Dans et hors de la prose. Dans et hors d’un hommage à Gesualdo, à Lyn Hejinian. Dans et hors des madrigaux, lecture, récit des amours, autobiographie (Nevers et Ferrare échangeant leur place dans deux vers parallèles), réflexion sur la mort, la vieillesse, l’amour, la douleur, les variations grandes et petites, le vers, sa finition, le poème… Dans et hors de la grammaire. « Et », au lieu d’ajouter, vient casser une construction, s’insinue entre pronom et adjectif, les substantivant en quelque sorte, « Tu et vivant » ; entre sujet et verbe, « Tu et l’aimas poète », suggérant (c’est moi qui suggère) un second tu qui se tairait, donc, soit réciprocité, soit répétition. Une virgule après « ta » donne au possessif une valeur aussi mystérieuse qu’absolue. Une autre après « entre » (« La langue entre, le goût et le pleur, et la peau le vide ») et son absence avant « le vide » crée l’ambiguïté verbe/préposition, verbe/nom.
La poésie est fiction, dit ailleurs Marie-louise Chapelle. Elle l’est effectivement parce que l’écriture s’écarte de ses différentes sources et de soi par un travail qui « dupe la manière », « manièr[e] la forme entière » et « foll[e] l’amour complet ». Un maniérisme qu’elle adapte à son usage, sans en faire un système pour la suite : « Mon genre est égal », ou encore « L’humeur change selon les variations du temps ». Ni une école : « Ce serait odieux que tout poème emprunte, annonce, révère ».
Le lecteur guette l’apparition du motif, les variations chromatiques moins exacerbées que celles de Carlo Gesualdo, les accords parfaits, cueille çà et là des instants d’évidence, se laisse prendre par la période (« […] un motif facilement identifiable plus simple et terrible que n’autorise la morale, que ne l’interdit la loi, que ne l’arrête la mort » / « […] une pression symétriquement égale plus forte et constante que ne le peut la volonté, que ne le voit l’imagination, que ne l’exige l’amour »).
Deux est le nombre privilégié de l’amour, de la lecture, du double sens, de la répétition, de la duplicité, du fusil à deux coups, du « Je suis paire et belle »… Les héros de l’histoire sont deux, tu et je, il et elle quand tenus à distance, nous quand réunis et vous dans la conversation, accompagnés des adjectifs possessifs correspondants. Mais la première main dans la dernière qui dissonent au début peuvent aussi bien être celle des deux auteurs successifs Lyn et Marie-louise. Tu et elle, et peut-être même je, représenter à l’occasion Gesualdo et Hejinian. L’auteur peut se parler à lui-même en se disant tu ou vous. « Gesualdo a cinq voix » dit Marie-louise Chapelle et il semble bien que Tu (maniériste) aussi soit polyphonique.
Un poème surprenant, troublant, grand, forme dans la forme, corps dans le corps, voix dans les voix. Qui s’écarte de la négativité dont je ne sais plus si elle est encore ambiante. Mais une manière positive qui n’ignore pas que beaucoup a déjà servi, est à raviver, à repenser et qu’il faut tenter. Une confiance dans la langue, la raison, le cœur qui, selon elle, ne peuvent pas ne pas.
Françoise de Laroque

1. Volonté de chance est le titre du texte de Michèle Cohen-Halimi sur Marie-louise Chapelle dans la revue Critique le n°735-736 qu’elle a codirigé avec Francis Cohen : Les Intensifs. Poètes du XXIe siècle. Je l’avais oublié ou serait-ce qu’à l’inverse je m’en souvenais ? J’espère qu’elle ne m’en tiendra pas rigueur.
2. Lyn Hejinian, Gesualdo, Eric Pesty Editeur, 2009
3. La ligne Kant in Revue de métaphysique et de morale, n°79, PUF, 2013
4. ibid.
5. Toutes les citations de ce paragraphe sont dans cet ordre : Marie-Louise Chapelle puis Lyn Hejinian.
Marie-louise Chapelle, Tu (maniériste), Eric Pesty Editeur, 2017, 48 p. 12 euros. Lire des extraits de ce livre.


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