Cette Ultime Thulé de Gérard Cartier est une île de verbe. On y chasse moins le phoque ou la sirène qu’on n’y jette de clairs mots sur la page. Arrimer de syntaxe cette côte arctique aperçue dans les brumes, l’ériger en un continent où la parole cesserait de flotter, pour que se fixe en nous ce qui trouble ou rassure ; voilà l’objet. Ou le projet.
Thulé, poème de partage. Il y a la raréfaction du vocable et la distension du vers. Tout s’écarte à mesure qu’un pas est fait et, brusque, le retour en un point naguère traversé nous apprend qu’il y a des cases : il faut jouer, parcourir sans arrêt. Mais les dés sont jetés, sans qu’on s’en avise, par des mains non-humaines ; une voix sans visage énonce, à mesure, les points.
Le poète s’amuse de tant de sorts. Il feint d’animer la partie en feuilletant, distrait, d’anciens grimoires. Invente des escales - patience - radoube son curragh, met en panne, repart. Ainsi va-t-on jusqu’au bout du livre, parce que dans ce Jeu de l’oie qui vaut découverte du monde, le lecteur ne s’ennuie jamais. Mieux,
tout l’océan bruissant / dans sa langue féconde, [...] bientôt accourt à sa rencontre / un peuple de dauphins - danseurs des vagues / les lèvres fendues l’œil brillant - comme / s’ils comprenaient les mots mystérieux / et voulaient eux-aussi être loués … (.64.)
Saint Brendan n’est pas loin : le vieux moine irlandais embarque à nos côtés. Du récit de sa très ancienne traversée vers “l’Ouest surnaturel” (Paul-louis Rossi), d’île en île et de crique en port depuis l’Irlande, le poète tire matière et couleur, organisant le chant pour qu’il aille, lui-aussi, à son but. Et tout cela est tellement bordé, ferlé, arrimé, qu’un regard en arrière seulement signale qu'après la Lande on a passé “Mer d’Ecosse, Quarantièmes, Mers du tropique et Atlantique nord” pour, par maintes Relâches, approcher L’ultime Thulé : autant de chapitres ou cahiers s’assemblant avec naturel pour ce livre de délectation vigoureuse et iodée.
Reste à pousser son pion (ou son esquif) jusqu'à la table des pièces, et c’est régal :
La Lande, le Couchant, la Beauté - Justice, Chimères, Tumulus, les Images - Élégie, Réfectoire, le Silence, Sommeil - le Colosse amoureux, Crânes, les Îles, Femmes, les Fruits d’or - la Carte, Tourbillon, Lagunes, la Providence - les Rites, le Scriptorium …
Ce sont là quelques-uns des cent vingt titres ou germes de poèmes, qu’une main autorisée a tiré des pages (qui parlent par elles-mêmes) pour les assembler sur d’ultimes feuillets où, seuls d’entre les lecteurs, les plus habiles viendront les savourer.
Au-delà, rien qui ait forme, hiver et pénombre perpétuels, rien qui loue par la voix, ciel vide, rien d’humain, tempêtes, grésil, et dans les mâts, incessant, le chant de gorge des vents hiberniens. (.81.)
C’est dire de quels tourments ce grand poème, ce livre, nous tient saufs ! - A l’instar de Paul-Louis Rossi, qu’il cite, de Derek Walcott, d’Edgar Poe ou encore de Jean-Claude Caër, son contemporain, Gérard Cartier l’a fait d’âpre matière, de navigations hasardeuses et compliquées et de quêtes longuement rêvées, pour qu’en demeurent en nous, lecteurs, fort souvenir et intense lumière… et Thulé enfin jusqu’à la fin des temps où refonder le monde (51.) □
Jean-Marie Perret.
Gérard Cartier, L’ultime Thulé, jeu de l’oie. Flammarion, 2018, 180 p., 18€