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(Note de lecture) Giuseppe Bonaviri, "Les Commencements", par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

Couv-les-commencements-giuseppe-bonaviri-la-barqueDevant Troie, la flotte des Grecs. Des vaisseaux en nombre ; à bord des héros, autant de descendants, de familles ; une généalogie et des exploits. Un cosmos horizontal immense, enserré par la Méditerranée. Et pour Homère, le chantre de ce Catalogue des vaisseaux, un dénombrement, la liste comme procédé littéraire. Ici, l’écriture met tout à égalité : tout voisin importe, toute origine concerne, toute histoire mérite d’être écoutée ; le merveilleux côtoie l’évident, la mythologie se mêle à d’impérieuses nécessités. Le poète des Commencements, Giuseppe Bonaviri, a de même sa terre (Mineo, en Sicile) et une existence (1924-2009) ; quant à l’époque, elle se dérobe à de claires datations. Si, à l’image de l’auteur, on peut la circonscrire, elle obéit avant tout à des héritages, des histoires mythiques, des murmures, des propos rapportés, des êtres venus du Nord – sans oublier les conquêtes de l’Histoire qui changent la terre comme l’air en d’épaisses et énigmatiques sédimentations. Giuseppe Bonaviri entreprend la narration des êtres traversés de fables et de saisons de Mineo, en une sorte d’archive où les travaux et les jours s’accouplent à des actes magiques, les astres et les conjonctions sont des acteurs de la vie quotidienne. Ce geste littéraire a toutefois une forme qui intrigue très vite et crée une authentique fascination pour le lecteur devant cette Sicile sauvage et historique : l’alternance de la prose et de la poésie, deux voies pour chaque fois raconter un fait, une activité, une croyance (le mot serait à éconduire, tout semble ici « irréellement vrai »). Là où la prose entreprend de raconter par le recours possible aux détails et aux apartés, la poésie reprend le propos pour des vers qui inscrivent comme des éclaircies, un rien aveuglantes, ce que nous venons de lire, ce dans quoi nous venons d’entrer par la prose. Pas de vérification de l’une par l’autre : l’écriture de Bonaviri est saisie, comme tourmentée de l’intérieur, par cette magnificence de la Sicile sur laquelle les empreintes de la Modernité viennent de se poser. Les séquences se succèdent : New York ; La fosse commune ; Les placentas ; La Comète de Halley ; Les chanteurs ambulants ; Sur le vent mauvais ou Le théâtre de marionnettes, petites histoires et grande se rencontrent dans le même moule, le même élan - immuabilité et vents ont Mineo en partage. La puissance évocatrice de ce livre se fond dans cette singularité formelle ; une matière continue agit, qui à l’image des vaisseaux de L’Iliade, met tout sur le même plan, efface toute implication narcissique, inscrit un monde où le dieu est au champ comme l’homme objet du tournoiement des astres. Une pensée du monde liée, ou même élevée, au cosmos se fait entendre ; tout se dit, se prononce, se raconte sous l’emprise de cette vérité descendue dans chaque corps. Ainsi la séquence Le vent d’argent : « Compte tenu de l’esprit spéculatif qui le distinguait, ce vent ne convainquait pas compère Giovannino. Le soir, rentrant au village, bêche à l’épaule, il nous disait que, lorsqu’il est blanc, il est constitué de très fines particules claires, dépourvues d’ombre, friables si elles se frottaient l’une à l’autre. » Ce début de texte trouve son écho dans le poème qui suit où s’incluent le poète et sa sœur : « Quand la terre à la lune se mêla, / mathématiquement prévus, naquirent / les frère et sœur Giovanni et Enūma, / et depuis les lieux les plus inaccessibles vint / la blanche matière du vent. » Aucune traduction ou explication de l’une par l’autre, plutôt la transsubstantiation de l’une en l’autre. La culture de l’auteur, nourrie de sciences et de mathématiques, permet de n’exclure aucune probabilité ou déduction de ces archives ; les savoirs les plus divers s’y confrontent sans jamais chercher à s’asservir mutuellement. Dans Les Commencements, la prose tient plus d’une étude du monde, la poésie de son chant, ou d’une capacité du verbe à l’adjoindre au rythme, dans la proximité d’une célébration. L’écriture s’inscrit non pas après mais au beau milieu d’une constellation d’observations et de souvenirs ; tout se vaut, se rencontre sur un plan égal malgré l’ivresse des probabilités ou analyses scientifiques, le déluge des mystères et l’admiration. Le fait historique ne domine pas la légende qui le traverse ni ne contraint l’artisan qui en parle ; la tradition rapportée ne trouve pas une fin dans le texte qui la raconte, ni la remémoration qui la recueille ; le génie de l’inexplicable veille à bousculer tout arrêt. Cette encyclopédie inachevable convainc par cette alternance qui devient diffraction, par la puissance de Bonaviri à manier prose et poésie, la terre malléable comme le cristal. On y écarte la fascination de l’individu, d’un destin, pour une multiplicité de vies ; on y voit la Nature, manifestations comme violences, à la semblance des demeures et des heures ; on y découvre une terre où tout est digne d’intérêt. Le paysage contient le détail, et le détail un cosmos – des éclats parmi les ténèbres.
Marc Blanchet

Giuseppe Bonaviri, Les Commencements, traduction de l’italien par Philippe Di Meo (qui signe une passionnante postface), La Barque, 173 p., 22 €.


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