A quel moment tout a donc basculé pour qu'aujourd'hui on en soit là, greffés de nos appareils photos, de nos smartphones aux objectifs sales et aveugles au monde ? Sur la plage, au musée, dans les concerts, au pied des monuments, on regarde les choses à travers le viseur et on les tue. On rompt le charme, on casse l'ambiance. Imaginez la scène. Pour la première fois, vous grimpez cette dune et, au sommet, l'infini panorama de l'océan s'offre à vous, au coucher de soleil. Les rochers, les vagues, les mouettes qui jouent et le vent qui vous caresse doucement les cheveux comme un vieil ami. La poésie du moment, la magie de l'instant sont à leur comble. Quand soudain, de manière brusque et totalement irréfléchie, vous lancez nerveusement : "Tiens ! Et si on faisait un selfie ?"
Les blogueurs sont des fanas de photo. En apprentis reporters qu'ils sont - que nous sommes -, ils appuient sur la gâchette, découpent le ciel et la terre en rectangles et en carrés, sectionnent l'espace, immobilisent le paysage pour le bien de leurs articles. Pour vous montrer à vous, lecteurs, combien le monde est joli et digne d'intérêt. Mais alors, votre imagination est censurée, enfermée dans les images qu'on vous a confiées. Se sent-on coupables de cela ? Que nenni ! On persiste. Il y a des degrés à la maladie. Pour certains, quelques clichés suffiront à satisfaire leur faim. Pour d'autres, ce seront des centaines de photos qu'il faudra ensuite mettre sur l'ordinateur et... "traiter". Car le blogueur ne se contente pas de vous proposer des paysages surgelés. En plus, il les "traite". Il améliore la couleur, le contraste et la luminosité. Au final, on peut se demander si le résultat a encore quelque chose à voir avec l'original. La photo, c'est aussi une question de business. Être présent sur le circuit, dire où on est, se montrer, donner des nouvelles et stimuler son réseau, chercher à avoir plus de réactions, plus de "like" et de "followers". Et puis un jour, on dit stop.
On lit une étude qui dit que la photo qu'on prend efface le paysage en question de notre mémoire. On réalise la vanité de l'opération. On détourne le regard du fil d'actualité qui ne nous apprend pas grand chose sur la planète, la Terre et ses habitants. On part en balade et on oublie son téléphone. On laisse l'appareil photo dans le coffre de la voiture. Et on met les mots à l'honneur. On réhabilite l'adjectif et le complément, on anoblit à nouveau la métaphore et on dépoussière la conjugaison. La photo, alors, n'est qu'une illustration. Les mains libres de toute technologie, on redevient ancien, voyageur, découvreur du connu, aventurier du coin de la rue. On se frotte les yeux et on rêve éveillé.
