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Opéra de paris: quelques réflexions posées par l’après lissner…

Publié le 27 mai 2018 par Wanderer
OPÉRA DE PARIS: QUELQUES RÉFLEXIONS POSÉES PAR L’APRÈS LISSNER…

Stéphane Lissner © Kasia Strek (pour La Croix)

Un avenir embrumé

Depuis 1973,  ma première fois à l’Opéra de Paris, Paris a vu 10 administrateurs généraux ou directeurs généraux, soit une moyenne de quatre ans et demi par mandat, en les citant, le lecteur découvrira sans doute des noms oubliés : Rolf Liebermann, Bernard Lefort, Massimo Bogianckino, Jean-Louis Martinoty, René Gonzalès, Jean-Marie Blanchard, Hugues Gall, Gérard Mortier, Nicolas Joel, Stéphane Lissner, sans compter une période de transition entre Lefort et Bogianckino confiée au duo Alain Lombard-Paul Puaux, ni celle de Daniel Barenboim au moment de la préfiguration Bastille, qui a fait long feu quand Pierre Bergé a présidé le Conseil d’administration de la maison et littéralement vidé avec fracas le chef d’orchestre.
Pendant la même période, à la Scala se sont succédés, Paolo Grassi, Carlo-Maria Badini, Carlo Fontana, Stéphane Lissner, Alexander Pereira, soit 5 surintendants, moyenne, 9 ans par mandat.

Serge Dorny © Philippe MerleOn voit là déjà un problème singulier qui tient à Paris, le manque de temps pour construire un vrai projet : seuls Liebermann et Hugues Gall sont restés plus de cinq ans, et tous les deux avaient à refonder la maison : Liebermann lui donner  une cohérence artistique et une assise internationale après la refonte des organisations, Gall lui donner un répertoire qui correspondît à la nouvelle structure, deux salles immenses, et 560 soirées à remplir, après la période agitée qui a vu l’ouverture de Bastille.
Le deuxième caractère de l’Opéra de Paris, c’est que c’est sans doute la plus grosse institution d’opéra du monde, mais qui continue à ne pas être une référence artistique absolue dans le monde lyrique, sinon celle d’être l’Opéra de Paris sans plus : la Scala le reste (plus par son nom que par ce qu’elle produit), le MET le reste (même vacillant), Vienne le reste (par son système de répertoire et par l’importance de la musique classique à Vienne). Ce qui caractérise Paris, c’est l’absence de ligne et d’identité artistique dans la durée. J’ai souvent signalé l’absence totale de référence à la mémoire du lieu. Il suffit d’aller à Vienne, à New York, à la Scala ou à Covent Garden pour comprendre que ces salles communiquent aussi sur leur histoire, pour montrer au spectateur où il se trouve.
À Paris, des calicots pendent dans le foyer avec la pub pour Citroën DS ce qu’aucun autre opéra n’ose faire…et qui est un pur scandale et une rare imbécillité.
À Paris, il semble toujours que l’histoire commence avec le directeur du jour, avec la représentation du jour : c’est un opéra sans mémoire et qui s’affiche donc sans futur, dans la mesure où se pose régulièrement la question de son avenir, de son organisation,et de sa ligne ou politique artistique. Ce n’est d’ailleurs pas d’aujourd’hui. Quelle mémoire a-t-on des représentations d’avant 1973 ? Qui peut dire les grandes créations à Garnier depuis son ouverture en 1875 exception faite de Saint François d’Assise (1983) de Messiaen et la Lulu complète (1979), toutes deux des projets Liebermann (même si le Messiaen a été créé sous l’ère Bogianckino).
Les grandes salles italiennes ont souvent publié sous forme de livre ou désormais d’archives numériques la liste de leurs représentations ; la Scala a édité des chronologies depuis sa création en 1778! Ailleurs, Vienne possède en ligne des archives très bien faites depuis 1860 environ, avec les distributions au quotidien. L’Opéra de Paris qui possède une des bibliothèques musicales les plus riches, n’exploite ce trésor qu’à l’occasion d’expositions temporaires, mais n’a jamais investi sur sa mémoire…
Je mets au défi quiconque de me dire la ligne artistique ou identitaire actuelle de l’Opéra de Paris, qui vient juste de se souvenir de son répertoire local en français qui avait eu son heure de gloire. Si vous allez à la Scala, vous pensez « répertoire italien », vous allez à Munich et dans tous les espaces publics s’affichent les portraits des stars du lieu ou des compositeurs fétiches, Strauss ou Wagner. En ce qui concerne la ligne artistique parisienne, on passe successivement et brutalement d’une ligne contemporaine (Mortier) à une ligne résolument traditionaliste (Joel), sans aucune fidélité ou cohérence, sans aucun sens de la continuité,  sans référence au répertoire typique français, tenue en mépris par une doxa inexplicable durant des années, comme si ce type d’établissement était tributaire des bonnes ou mauvaises idées des souverains locaux, une sorte de bon plaisir livré à la mode.
Le seul élément de continuité à Paris est le ballet, on a vu bon an mal an que Brigitte Lefèvre avait su assurer une continuité taxée d’immobilisme, pendant 19 ans, mais qui au moins a laissé un niveau et une tradition. On a vu aussi que sa succession provoque des hoquets et il y a maintenant une vraie crise de management au ballet, comme quoi il faut du temps pour construire et très peu de temps pour détruire.
C’est pourquoi la succession de Lissner pose de gros problèmes car on ne voit pas à qui faire appel. Stéphane Lissner a mené la politique opportuniste, mais intelligente, qu’il a toujours menée ailleurs, humant l’air du temps et appelant à l’opéra les metteurs en scène du moment, et les stars qui manquaient, dans une maison qu’il a trouvée en état de marche. L’ère Joel d’une pauvreté marquée en termes de spectacles significatifs et intéressants a garanti au moins un fonctionnement régulier et sans hoquets à la maison, qui est d’une rare complexité.
C’est alors qu’intervient la politique, ou l’absence de politique, du Ministère de tutelle, le ministère de la culture. On savait que Lissner allait partir, qu’il atteignait la limite d’âge et qu’il fallait prévoir sa succession.

OPÉRA DE PARIS: QUELQUES RÉFLEXIONS POSÉES PAR L’APRÈS LISSNER…

Serge Dorny © Philippe Merle

Le seul possible depuis longtemps était Serge Dorny, dont la réussite à Lyon a été éclatante (trop pour ne pas susciter jalousies et boules puantes), mais Serge Dorny a signé à Munich, une maison de grande tradition, une maison saine, qui a une ligne identitaire marquée, et qui ne désemplit pas dans un pays où la musique classique a un statut. Exit Serge Dorny parti sous des cieux plus souriants.
Le paysage en termes de managers lyriques est actuellement un désert et pas seulement en France, une nouvelle génération de gens de qualité est en train de monter (Eva Kleinitz à Strasbourg par exemple), mais encore insuffisamment aguerris pour prendre le vaisseau amiral. Il n’y a aucun manager capable de reprendre cette maison en France (ou à l’étranger d’ailleurs) aujourd’hui, qui ait à la fois le sens artistique et la capacité en termes d’organisation, on pourrait penser à Bernd Loebe, intendant de Francfort depuis 2003 (!) qui a mené une politique remarquable, mais il a 66 ans et donc se trouve à un âge limite lui-aussi . Et trouver un successeur ne se pose pas seulement à Paris d’ailleurs mais aussi à Lyon devenu entre-temps un opéra international, ce qu’il n’était pas à l’arrivée de Dorny et demandant donc une nomination de poids.

Deux solutions « de repli » se profilent donc avec deux managers à peu près du même âge et tout aussi expérimentés:

  • Un maintien en poste de Stéphane Lissner : après tout il n’a pas démérité et a proposé une programmation séduisante, avec les hauts (Moïse et Aaron) et les bas (La Damnation de Faust) de l’exercice, avec la question du ballet à régler, car la solution Aurélie Dupont ne semble pas actuellement satisfaire grand monde. Reconduire Lissner serait une solution d’attente, mais garantissant la préservation d’un niveau notable.

    Dominique Meyer © Wiener Staatsoper GmbH / Michael Pöhn

  • L’appel à Dominique Meyer, qui dirige actuellement un vaisseau tout aussi complexe, l’Opéra de Vienne, et qui plus est connaît bien Bastille pour en avoir été le Directeur Général au moment de sa fondation, et le milieu parisien pour avoir été directeur heureux du Théâtre des Champs Elysées. Il sera libre en 2020. De plus, c’est quelqu’un qui s’est toujours intéressé au ballet de l’Opéra,  qui a revivifié celui de Vienne en travaillant avec Manuel Legris et qui a un goût musical très sûr.
    Ses points discutables :
    • l’âge, mais on trouve toujours des solutions si l’on veut : regardons Pereira (71 ans) à la Scala et Jürgen Flimm qui vient de quitter à 77 ans la Staatsoper de Berlin. Meyer n’en est pas là et il quittera Vienne à peine à l’âge de la pension, dont le plafond est de papier à ce niveau de responsabilité.
    • les réserves qu’il affiche sur la modernité théâtrale, sans aller jusqu’à la fermeture d’un Joel mais qui pour le public souvent conservateur de l’Opéra serait plutôt un atout. À Vienne il a proposé de solides productions de répertoire, sans grande audace scénique, mais dans une maison où la question du répertoire au quotidien (300 représentations une cinquantaine de titres) se pose différemment qu’à Paris. À Vienne, cette politique lui garantit une fréquentation exceptionnelle proche du 100%. Mais à Paris?

Avant même le nom qu’on veut y mettre la question la plus délicate qui se pose pour Paris est celle de la politique qu’on veut y mener.

  • La question des personnels, des statuts et des prébendes, qui se posait déjà sous Liebermann et que les nouvelles conventions collectives n’ont pas résolu et partant celle des organisations générales, c’est une question récurrente à Paris, un long feuilleton…
  • La question artistique du ballet dont l’organisation semble aujourd’hui surannée (et Benjamin Millepied avait bien ciblé la question), ainsi que la question de la formation et de l’école de danse : en bref, une organisation à revoir du haut en bas.
  • La question de l’identité artistique de la maison, qu’on a vu plus haut, qui sorte l’Opéra de Paris de son statut actuel de garage de luxe sans ligne et quelquefois sans luxe non plus.
  • La question du directeur musical, tantôt oui, tantôt non selon le directeur général qui passe. Il se pose toujours la question d’un directeur musical : Liebermann en a eu un pendant peu de temps (Sir Georg Solti, un nom-garantie au début de son mandat) mais s’en est passé ensuite, jusqu’à Lothar Zagrosek sous Martinoty, puis Myung-Whun Chung au début de Bastille, James Conlon sous Gall et Philippe Jordan sous Joel et Lissner. Mortier s’en est passé, Meyer s’en passe à Vienne après le départ de Franz Welser-Möst, dans une maison pourtant habituée à en avoir un.
    À l’inverse du directeur général choisi dans les managers très expérimentés et enfin de carrière, le directeur musical à Paris est plutôt à l’orée d’une carrière et fait de Paris un tremplin (c’est le cas de Philippe Jordan qui s’y est fait un répertoire) : on évite ainsi les conflits entre deux personnalités fortes et assises. On pourrait aussi choisir un chef en résidence sur deux saisons par exemple…
    En tous cas le profil ne saurait être un chef de prestige : la maison n’est pas en soi suffisamment prestigieuse pour attirer un très grand nom, mais elle peut accueillir un quadra talentueux,déjà connu de l’orchestre de préférence qui puisse s’y faire les dents et compléter son répertoire …au lecteur de jouer…
  • La question des locaux, irrésolue depuis la fondation de Bastille, avec en tout premier lieu  la seconde salle (dite à l’époque salle modulable) qui est restée à l’état de squelette, pour laquelle aucun projet intéressant n’a jamais été proposé essentiellement pour l’investissement financier que tout projet suppose. Il paraît qu’on y pense…
    Ajoutons-y la question des accès publics à l’Opéra-Bastille, cette entrée ridicule (et pas seulement depuis que les contrôles y sont) pour 2700 personnes alors que l’on doit rappeler qu’il existe un accès (désormais fermé) depuis les parkings, qu’il existe aussi un accès direct depuis le métro (fermé), que la bouche de métro sous l’entrée est un cloaque et que l’escalier monumental avec son arche ne sert ni d’entrée ni de sortie, et donc ne sert à rien. Ces questions sont sans réponses ou en friche depuis très longtemps et n’ont pas surgi au moment des restrictions dues aux mesures de sécurité…On reste quand même un peu stupéfait qu’après trente ans d’existence l’an prochain, elles n’aient pas été résolues, même si on espère qu’elles sont (ou ont été) l’objet de réflexions.
    Ajoutons enfin la question de l’état du bâtiment, vieux avant l’âge, construit à l’économie dont on paie aujourd’hui la vieillesse précoce comme on le voit au nombre de travaux actuellement mis en route.

Il est clair aussi que le projet de Bastille, validé au début des années 1980, à une époque où le triomphe de Liebermann à l’Opéra Garnier laissait penser à une augmentation exponentielle des publics et à la nécessité d’une autre salle aujourd’hui souffre de son architecture médiocre, de sa capacité excessive et de l’esprit avec lequel il a été dès l’origine conçu.
Le projet de l’Opéra était clair : un opéra populaire fondé sur un système de répertoire (Bastille) à prix raisonnables et un Palais Garnier dédié au ballet.
Lorsque Daniel Barenboim avait été appelé comme directeur, il avait proposé de rétablir un pur système stagione et Pierre Bergé président du conseil d’administration l’avait vidé des lieux parce que son projet était paraît-il élitiste et ne répondait pas au cahier des charges. Il est vrai qu’à l’époque, Barenboim n’avait pas le prestige et le poids qu’il a aujourd’hui et qu’on considérait qu’on pouvait se permettre de le traiter ignominieusement comme il a été publiquement traité.
Hugues Gall a eu le temps d’asseoir la programmation sur un répertoire en créant pour la monstrueuse maison un système à mi-chemin entre stagione et répertoire, sur le modèle du MET ou de Covent Garden, et utilisant Garnier pour le ballet et comme salle de réserve pour des opéras au format plus réduit.

Aujourd’hui le contexte a changé.
Quand le projet Bastille a été conçu, au début des années 80, l’Opéra Comique était une salle à disposition sans projet, le Châtelet affichait encore Francis Lopez et le Théâtre des Champs Elysées n’affichait que des concerts.
L’Opéra avait donc le monopole de l’opéra.
Aujourd’hui, ce monopole est battu en brèche par la concurrence à Paris et en région parisienne: d’autres structures  se partagent le public d’amateurs d’art lyrique : Opéra Comique, Théâtre des Champs Elysées affichent des opéras, ont des saisons construites et séduisantes, et le Châtelet lui-même a longtemps été un (léger) concurrent de Bastille, enjeu de la  lutte emblématique entre la ville de Paris (Chirac) et l’Etat (Mitterrand). Le public se disperse et on  est donc passé au trop plein, d’autant que les prix affichés découragent un public censé être plus populaire au départ (le projet de Bastille était celui d’un Opéra National Populaire) et que la Philharmonie draine une part non négligeable du public mélomane. Il n’y a plus assez de public pour l’offre parisienne devenue en quelques années, et c’est heureux, pléthorique…
En bref à tout cela s’ajoute donc à l’Opéra de Paris une crise de public.
Et cette question de l’offre et de la demande est une question de politique culturelle à penser au plus haut niveau (on en sourit d’avance…)

Il s’imposerait donc une équipe plus jeune, qui ait du temps pour pouvoir affronter toutes ces questions, or les nominations qui se profilent sont des solutions de fin de carrière, de bâton de maréchal qui sont par force limitées dans le temps .
Ces questions, le ministère de tutelle, focalisé sur les noms à nommer et pas forcément les politiques à mener ne les aborde pas : l’opéra en France est moins vendeur politiquement que d’autres dossiers culturels et donc la question ne se pose que marginalement parce qu’y toucher signifie inévitablement poser la question des finances, qui accompagne toute réorganisation…et l’Opéra est déjà un gouffre, dit-on pour couper court à toute réflexion.
Si Lissner est prolongé ou si Meyer était nommé, les deux à un âge où ils n’ont plus rien à perdre et ont largement prouvé leurs compétences, il serait intéressant de leur part de faire front à toutes les questions qui se posent et à commencer à déblayer le terrain pour leur successeur, en des mandats non de transition, mais de réorganisation de cette vénérable maison, quitte à en affronter les risques. Ce serait tout à leur honneur, et ferait sans doute du bien au système.


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