Le devisement de Shanghai
Qui a lu Pierre Vinclair devine que l’Histoire n’en est pas absente. Si le grand passé est à peine évoqué (le chapitre « Le Livre des merveilles », par exemple, ne fait qu’à peine allusion à Marco Polo), le recueil s’attache aux soubresauts de la Chine communiste, de la Longue Marche à la récupération de Hong Kong, en passant par les crimes de la Révolution Culturelle. Il est malaisé de faire poème de l’Histoire : la réussite est d’autant plus méritoire. C’est sur ce fond que se détache la Chine contemporaine, où triomphe l’Enrichissez-vous de Guizot, mot d’ordre qui revient en leitmotive dans le recueil. La très grande richesse (Ferrari, villas de luxe, piscines où nagent « des poissons femelles ») y contraste violemment avec la misère des paysans déracinés qui arrivent en ville en sandalettes de paille, portant « autour du cou leur collier de sapèques » et crachant un dialecte inaudible.
C’est un livre qui ne se laisse pas posséder d’emblée. Il faut s’accoutumer au contexte, s’initier aux patronymes, traduits littéralement du chinois (ainsi Confucius est-il « Maître-Trou » et Mao Zedong « Poil-Brillant-à-l’Est »), apprendre quelques idéogrammes (on se surprend vite à reconnaître 萍萍, Ping-Ping, la fille de l’auteur) et, surtout, apprivoiser l’écriture. Pierre Vinclair s’est doté d’une langue inventive, qui emprunte parfois à la concision du mandarin : « la voix soudain monter du ventre et traverser / poitrine de // son haleine » ; qu’il soumet ailleurs à une torsion grammaticale ou qu’il livre à une sorte de convulsion du discours, dont le sens se devine malgré, ou plutôt contre la syntaxe : « le lendemain je m’en vais donc / du treizième siècle au quatrième étage / trouver // mon corps d’une étagère à l’autre » ; une langue semée de petites énigmes : « les liasses du saint-suaire (billet de 100 / yuans) visage rond que vous aimâtes tant… » ; et assez souvent troublée d’incises – il s’agit ci-après d’élèves passant l’oral du bac de Lettres :
ils ont tenu de si
longs discours
sur la disparition des dieux la Sybille
Nerval et la mystique
des paysages de lumières Jaccottet
avec figures absentes Orphée
le rythme des images
ils savent réciter des vers de Hölderlin
Plus on y pénètre, plus le livre s’éclaire – il gagne donc à une seconde lecture, sans toutefois perdre une part de mystère.
Les poèmes sont taillés sur un même patron : des lignes irrégulières, souvent brisées en dehors des coupes naturelles, parfois au milieu d’un mot, qui zèbrent la page et se développent par sauts et gambades, qui font penser aux derniers cantos d’Ezra Pound. À ce rapprochement concourent aussi les idéogrammes qui parsèment les pages, qui ont moins un caractère d’érudition que d’instantanés, et l’insistance sur certains thèmes, en particulier l’argent : « usura : y a-t-il à / vivre quelque autre Renaissance ? ». Pierre Vinclair est sans doute celui qui, dans notre langue, se mesure de la façon la plus convaincante à Pound – non en l’imitant, mais dans un dialogue fécond – et critique. Cette référence est loin d’être exclusive, comme en témoignent les échos à d’autres américains, Cummings : « au milieu (du ch viii emin d) »; William Carlos Williams, du fait de l’inclusion occasionnelle de proses ; et surtout Ginsberg, qui est l’occasion d’une réflexion active sur le pouvoir de l’écriture – les poètes sont-ils seulement la mauvaise conscience de leur temps ?...
(……………………….…) Ginsberg a-t-il
rendu le monde meilleur ? c’est vrai
c’est difficile à quantifier –
car le texte n’est pas
la description de la bataille –
c’est la bataille
…et sur la traduction, lorsque l’auteur juxtapose sa version d’un poème de Bai Juyi (époque Tang) à l’adaptation très libre qu’en fit Ginsberg. Des ombres plus anciennes s’immiscent çà et là, celle d’Ovide par exemple (« c’est Cimmérie chez nous qui descend sur la ville… »), de Dante (« fantômes traversant / le fleuve pénitents » etc.), ou de Baudelaire (« la pollution autour de nous hurlait »), donnant au Cours des choses une profondeur de champ qui était déjà l’ambition de Pound.
Cette lecture, on l’a compris, est loin d’épuiser un recueil foisonnant dont je citerai pour terminer deux vers puisés dans le registre intime, que j’ai à peine évoqué :
(…) passant léger, aussi libre que l’ombre
d’un cerf-volant – que le fantôme – ou que la mort.
Gérard Cartier
Pierre Vinclair, Le Cours des choses, Flammarion, 2018, 218 p., 18€
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Pierre Vinclair dans Poezibao :
extraits 1, Barbares (par J. Segura), Barbares (par F. Trocmé), un entretien (par Florence Trocmé), autour d’un fragment du Kojiki, entretien] avec Pierre Vinclair (par Matthieu Gosztola), 5/5 avec PDF de l’intégralité de l’entretien, ext. 1, ext. 2, "Une nouvelle célébration. Portrait(s) de Chongqing", par Guillaume Condello, feuilleton Terre inculte (sur the waste Land de TS Eliot) : 0 & 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, (Anthologie permanente) Pierre Vinclair, "Le Cours des choses"