Auteur de plusieurs recueils (Perdre, 1989; L’Air, 1997) et d’études critiques majeures (Les Équivoques de la modernité, 1991; Qui si je criais…? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, 2007), Claude Mouchard nous donne ici, réunissant enfin un ensemble de textes remontant à 1996, un grand et rare poème hésitant, palpitant, tremblant, intrépide et désirant, entre un urgent besoin de témoigner de la parfois si apparemment terrible condition de l’autre et un instinct poétique qui, tout en exigeant une écoute de l’autre et de soi et une interrogation incessante du comment et du pourquoi de son propre geste, tend simultanément à en miner la faisabilité, pressentant à quel point ce geste est, comme le dit Michel Deguy dans sa préface, peut-être, quelque part, « irréalisable ». Mary Shaw, qui nous offre ici ses admirables et difficiles traductions des six textes dont se compose ce recueil pas-comme-les-autres, en évoque dans sa belle Introduction et avec une grande sensibilité, toute la tensionalité qui sous-tend l’entreprise – et l’accomplissement exceptionnel, pénible et courageux – d’un homme refusant de céder à un immobilisme non seulement intellectuel mais également éthique, affectif, spirituel au sens le plus large du terme.
Les six textes se centrent sur les échanges intimes, délicats, souvent angoissants avec une vieille mère, terriblement réduite, perdue, incohérente, et plusieurs immigrants-réfugiés qui se trouvent démunis, déshérités, souvent sans papiers, égarés dans un pays, un monde, qui, souvent, aurait préféré qu’ils disparaissent, les abandonnant à une vie coincée, bloquée, insulaire, minimale. Si les textes sont marqués par un certain émiettement qui résulte de l’effort pour imbriquer les unes dans les autres la voix de l’autre, les paroles de l’auteur-fils-citoyen-ami qui parle avec celui-ci, et celles, jamais prononcées, intérieures, observant, s’observant, de l’écrivain inscrivant tout ce qui surgit et flotte incessamment, précaire, fragile, même confus, gêné et presque indécent, dans sa conscience, reste que chaque texte dans sa totalité garde et déploie une riche, une rare et émouvante continuité axée sur à la fois les complexités et la splendide et centrale simplicité de tout échange humain avec ses infinis et quasi indicibles courants souterrains. Si ce projet humaniste atteint à son objectif souvent désespérément rêvé et infatigablement médité, c’est dans la mesure où le faire, le poïein qui le propulse atteint à sa plus pure expression, celle provenant d’une compassion, d’un besoin instinctuel, digne, honnête, vrai, d’écouter l’autre, de l’accompagner, d’atténuer quelque peu sa détresse, de lui montrer qu’il n’est pas seul, que sa vie a une valeur, une beauté, même, malgré parfois les évidences et les défis. C’est en cela que les textes d’Entanglement Papers! Notes – les traductions comme les originaux – accèdent à leur rare et remarquable poéticité. Aucun effort ainsi pour esthétiser gratuitement les préoccupations qui poussent à écrire sur un mode où certains voient les traces du mallarméisme d’Un coup de dés. Les intrications et enchevêtrements textuels trahissent plutôt, il faut y insister, un désir de fusionnement des voix de l’autre et de soi, un besoin de faire valoir l’intimité et l’énorme délicatesse de ce qui a été entrepris, de ce poïein tentant de pénétrer par le biais de quelques mots dans le domaine des consciences – des vies mêmes, corps et âmes – étrangement emmêlées, inséparables à bien des égards, car plongées dans les mêmes turbulences, les mêmes possibilités, instables, incertaines, vivantes, quelque part fatalement partagées.
Michaël Bishop
Claude Mouchard. Entangled Papers! Notes. Textes originaux avec les traductions et une Introduction de Mary Shaw. Préface de Michel Deguy. Contra Mundum Press, 2017. 296 pages. ISBN 978-1940625-25-6.