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Cannes 2018 : du réel à l’imaginaire

Publié le 02 juin 2018 par Africultures @africultures

Le 71ème festival de Cannes (8 au 19 mai 2018) donnait cette année une réelle visibilité aux cinémas d’Afrique et de ses diasporas. Une dominante qui se cherche encore : dépasser le réalisme pour traiter par l’intime des problématiques contemporaines.

La volonté déclarée du festival de Cannes de donner une place aux imaginaires et vécus africains ou diasporiques et le tri effectué par le plus grand festival du monde (quand il ne se concentre pas seulement sur les « films à message ») nous encouragent chaque année à mettre les films sélectionnés en perspective pour tenter de dégager des tendances. Tous étaient cette année de bon niveau, sans qu’aucun ne s’impose véritablement comme un chef d’œuvre. Sans doute manquait-il pour cela la science des ellipses et des arcanes que savent développer aujourd’hui les cinémas asiatiques. Sans doute cette limite est-elle liée à la question du réel, « le cœur et le corps des films » tel que le décrivait Gaston Kaboré.

Au-delà du réalisme

Aucun film n’était à proprement parler réaliste, au sens où il se voudrait une représentation brute du quotidien, mais tous témoignaient d’un souci d’ancrage dans le conditionnement social. Travaillés par la violence et les exclusions qui agitent leurs sociétés, les cinéastes ont choisi de défendre la tolérance envers les exclus : les lépreux dans Yomeddine de l’Egyptien Abu Bakr Shawky (seul premier long métrage en compétition officielle), les lesbiennes dans Rafiki de la Kenyane Wanuri Kahiu (Un certain regard, film aussitôt interdit au Kenya), les mères célibataires dans Sofia de la Marocaine Meryem Benm’Barek (Un certain regard), les migrants dans des films français comme Amin de Philippe Faucon (Quinzaine des réalisateurs) et Libre de Michel Toesca (Séance spéciale hors compétition), documentaire sur le difficile soutien aux migrants qui tentent de passer d’Italie en France en bord de Méditerranée. Cependant, pour toucher leur public mais aussi le reste du monde, les cinéastes transcendent le réalisme pour explorer l’intime. C’est ainsi que dans Mon cher enfant (Weldi, Quinzaine des réalisateurs), le Tunisien Mohamed Ben Attia s’attache au bouleversement d’un père dont le fils part pour s’engager dans le djihad en Syrie. Ou que le Sud-Africain Etienne Kallos décrit dans Les Moissonneurs (Un certain regard) le trouble qu’apporte l’adoption d’un enfant déviant dans une famille traditionnelle afrikaner. Même Spike Lee dans BlackKkKlansman, biopic sur un agent de police noir qui infiltre le Ku Klux Klan en 1978 (Grand Prix du jury au palmarès de la Compétition officielle), situe délibérément cette histoire ancienne dans la continuité de la lutte des Noirs américains et dans le combat actuel contre les dérives de Trump.

Avec BlackKkKlansman, Spike Lee retrouve l’ironie et la jubilation de ses premiers récits pour réaliser effectivement un manifeste anti-Trump, lequel apparaît d’ailleurs en fin de film dans ses hésitations à condamner les agissements des suprématistes blancs à Charlottesville (Virginie) en 2017 où une voiture avait foncé dans la foule des militants antiracistes. C’est la conclusion d’un opus qui démarre par une logorrhée hyper-raciste matinée d’archives avant de foncer dans l’histoire vraie de Ron Stallworth (interprété par John David Washington, le fils de Denzel), un jeune qui réussit dans les années 70 à entrer dans la police de Colorado Springs à la faveur des premières mesures de discrimination positive. On lui demande d’infiltrer une association d’étudiants noirs proche des Black Panthers et, sous le trouble, il répond « pour voir » à une annonce du Ku Klux Klan qui cherche à recruter. Ayant affirmé qu’il « hait les nègres », il demande à un autre policier (le toujours excellent Adam Driver) d’être sa doublure. Un Juif et un Noir : voilà le Klan infiltré par tout ce qu’il honnit ! La petite amie militante de Ron démystifie ses illusions : cette supercherie n’ira pas bien loin. Elle permet cependant à Spike Lee de mettre l’accent sur le danger des groupes fascistes américains. Un propos renforcé par l’apparition dans le film du vieil Harry Belafonte qui raconte le lynchage d’un Noir à Waco (Texas) en 1916 tandis que les membres du Klan éructent devant Naissance d’une Nation de D.W. Griffith, film culte pourtant ouvertement raciste. Cette volonté démonstrative se superpose à la parodie et à l’énergie de la mise en scène, et finit par tempérer la portée de BlackKkKlansman.

Spike Lee a monté les marches en brandissant ostensiblement deux grosses bagues au poing : love et hate, en référence à une scène de Do the Right Thing (1989) où il rencontre en pleine rue un ami qui les porte et parle ainsi de l’histoire de la vie comme un combat entre ses deux mains, reprise du thème favori de Robert Mitchum qui a les deux mots tatoués sur les doigts dans La Nuit du chasseur de Charles Laughton (1955). Faire triompher l’amour sur la haine serait ainsi la problématique de l’histoire humaine comme celle du cinéma lorsqu’il se soucie de l’état du monde.

En quoi les imaginaires africains apportent-ils une originalité dans cette vision ? Parler d’originalité, c’est parler d’origine. Là est l’enjeu : non pas un forçage identitaire mais un imaginaire digne de faire bouger les lignes. Le choix d’intégrer dans la suprême compétition un premier long métrage égyptien péniblement réalisé en dix ans avec des clopinettes témoigne de la recherche du festival d’une énergie susceptible de représenter aujourd’hui un cinéma autre dans d’autres modèles de production. Le choix de refuser les films Netflix pour défendre les films destinés aux salles participe de ce même engagement pour le cinéma. Yomeddine (« jugement dernier » en arabe) allie en effet l’ancrage dans le réel, la pertinence d’un combat et la sincérité d’une simplicité d’approche issue d’une profonde connaissance du terrain. Les deux acteurs principaux, l’un ancien lépreux marqué par la maladie (Rady Gamal), l’autre adolescent nubien (Ahmed Abdelhafiz), avaient bien obtenu leur passeport, puis un visa pour la France le jour même du départ, mais l’embarquement en Egypte leur a été refusé car l’avion faisait escale en Suisse… Ils n’auront donc pas monté les marches ni participé à la conférence de presse du film. Le cinéma ne change décidément pas le monde mais il pose des questions. Celle du film d’Abu Bakr Shawky est simple : Comment voir un lépreux comme un humain et non comme un malade (ce qu’il n’est d’ailleurs plus, n’en portant que les traces). Et donc comment se débarrasser des préjugés envers les exclus ? Sa couleur de peau fait que le jeune Nubien se fait appeler Obama. Il trouve en Beshay le lépreux une figure de père et insiste pour l’accompagner dans son voyage initiatique à la recherche des parents de ce dernier, qui l’avaient abandonné à la léproserie. Le programme de ce road-movie se déroule dès lors de façon prévisible, dans sa succession de rencontres, d’agressions et de solidarités. Il marque davantage par la touchante prestation du duo, même si la musique d’Omar Fadel doit parfois suppléer à la difficulté de jouer de trop signifiants dialogues. L’image apliquée et la fragile mise en scène peinent à soutenir les acteurs, mais peu à peu se dessine la sociologie d’une société tendue vers la survie, telle qu’on la voit rarement dans un cinéma surtout centré sur Le Caire.

Sofia de Meyem Benm’Barek a le même impact que La Belle et la meute présenté dans la même section en 2017 : une histoire bien ficelée et esthétiquement cohérente de détermination féminine qui peut parler à tous. Sofia orchestre de même une série de retournements qui relancent le récit et accrochent efficacement le spectateur. Mais alors que Mariam campait dans le film de laTunisienne Kaouther Ben Hania une femme parmi les autres qui découvre peu à peu et finit par prouver que le combat est possible pour résister à la meute des hommes, sorte d’égérie de la cause féministe, Sofia se révèle être un personnage profondément ambigu, non par choix mais par nécessité face au peu de marge de manœuvre des femmes en société marocaine. Au fond, tout le monde est coincé et cherche une issue dans cette histoire étonnante et remarquablement bien menée. S’agit-il de ficelles de scénario telles qu’on a tendance à les développer dans les labos et autres accompagnements professionnels où la problématique est de faire du film un produit internationalement vendable ? Ce serait le risque mais ce sont bien les conséquences sociales du droit marocain que le récit met en exergue, cet article 490 du code pénal qui punit d’un mois à un an de prison les relations sexuelles hors mariage, et cette obligation pour l’hôpital de savoir qui est le père de l’enfant pour prendre en charge l’accouchement. Or Sofia, qui a fait un déni de grossesse, doit accoucher en catastrophe et donc retrouver en urgence ce père absent. Viendront les interventions des familles de milieux sociaux opposés et aux solutions tout autant antagoniques jusqu’à un final décapant.

Le film n’a pas obtenu l’avance sur recettes marocaine et ne put être fait que grâce à la française. Le sujet en est-il si dérangeant ? Il est vrai que le mariage est au Maroc une marque sociale. Les parents de Sofia sont plus préoccupés par le milieu social du père que par l’enfant qui vient de naître… Ils ont la tête ailleurs : un projet en cours de signature sous l’impulsion de l’oncle français qu’on ne verra jamais (à l’image de l’impact insidieux des rapports économiques et culturels avec la France) devrait leur permettre de grimper dans l’échelle sociale. C’est cette fracture sociale qui intéresse la réalisatrice, fracture culturelle entre Sofia et sa cousine Lena qui a grandi en France, et fracture sociale entre les familles. Derrière ces fractures, des jeux de pouvoir et des comportements qui se cristalliseront durant le film.

Meryem Benm’Barek filme Sofia de très près pour épouser son évolution, et travaille sur les cadres pour connoter les fixations sociales. On retrouve cette caméra proche des visages dans Rafiki de Wanuri Kahiu sur une relation lesbienne en environnement hostile (cf. notre critique, avec des informations sur les raisons de l’interdiction du film au Kenya). Wanuri a travaillé sur l’adaptation de Jambula Tree à partir de 2010. On mesure le temps nécessaire à finaliser le film (cf. notre entretien à la Fabrique des cinémas du monde à Cannes en 2013 : « Ce n’est pas l’homosexualité qui est non-africaine, c’est l’homophobie »). Financement : la subvention ACP a été déterminante, également pour conserver le final cut, la maîtrise du montage et donc du film lui-même. Rafiki adopte un style jeune, à même de parler aux jeunes générations. Les couleurs font partie de l’histoire, en accord avec décors et costumes. Et les musiques pop sont celles que les personnages auraient écoutées elles-mêmes. On les trouve sur I-Tunes et Spotify.

Plutôt que de se mettre à distance, ces films adoptent le point de vue, le ressenti de leurs protagonistes. Ils s’ancrent sans pathos, dans l’intimité des personnages, des histoires simples mais ô combien emblématiques des problématiques contemporaines. Ils témoignent d’une volonté d’affirmer la pertinence d’une exploration de soi pour parler du monde et pour parler au monde. C’est parce que cette affirmation de son imaginaire porte la tolérance et l’ouverture du regard que ces films dépassent l’enfermement sur ses propres certitudes et contribuent à l’évolution des sociétés. Cette capacité romanesque à se regarder en face les inscrit dans le grand dialogue mondial du cinéma.

De l’intime à l’imprévisible

C’est cette capacité qui marque le cinéma de Mohamed Ben Attia. Son premier long métrage, Hedi, un vent de liberté (ours d’argent du meilleur acteur et prix du meilleur premier film à la Berlinale), mettait en scène un personnage au destin trop tracé et qui a du mal à l’infléchir. Comme son pays, Hedi voulait impulser une nouvelle vie mais peinait à secouer les carcans du passé. On retrouve dans Mon cher enfant (Weldi) un personnage de ce type, mais on ne le verra que très peu. Car Sami, ce fils d’une famille unie qui le destine à une vie « normale » (travail, mariage, enfants) prend sans prévenir la tangente pour s’engager dans le djihad en Syrie. Un rapport de 2017 indique que de l’ordre de 7000 Tunisiens ont ainsi rejoint l’Etat islamique, le plus large groupe d’étrangers à s’être engagés en Syrie, Iraq et Libye, provenant de toutes les couches de la société. « Chacun de nous en Tunisie connaît forcément quelqu’un qui est parti ou dont les proches sont partis en Syrie », indique Mohamed Ben Attia. Comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui pousse Sami dans cette folle aventure ? L’endoctrinement ne suffit pas à éclairer cette complexité. Pour Riadh, son père, les raisons sont obscures, autant que la cause de ses continuelles migraines. Que va-t-il pouvoir lui proposer pour le ramener à la maison ? Quel avenir peut motiver les jeunes d’aujourd’hui pour s’intégrer à la société ? Voilà qu’il fait cet impossible voyage et que ce sera pour lui une initiation, une prise de conscience qui remettra en cause toute sa vie. Mohamed Dhrif est à cet égard remarquable dans le rôle de Riadh, comme l’est Tarik Copty, célèbre acteur palestinien qui joue le rôle du vieux Turc, sorte de sage qui va le guider. Il fallait pour ces questions et ces échanges l’espace et le temps : les plans séquences structurent le film et lui donnent cette impression de suspension, d’imprévisibilité. Car l’imprévisible est bien l’état des choses pour Riadh autant que pour la Tunisie, voire le monde tout entier. Et si l’enjeu des films du Sud était justement de rendre compte de cette perte de repères, cet état d’entre-deux, de vacillement, de malaise et d’inquiétude, de limbes, d’acédie, pour mieux percevoir combien cette phase transitoire, étape mélancolique du désenchantement, ouvre à l’expérience fondatrice du doute, et donc à la reconstruction ?

Cet enjeu était délicat pour Les Moissonneurs (Die Stropers) du Sud-africain Etienne Kallos, tourné en terre afrikaner, milieu de fermiers extrêmement marqués par le rigorisme et la religion. Ici encore, le point de vue d’un adolescent, Janno, bousculé par la brusque adoption de Pieter, un garçon différent, issu d’un parcours chaotique. Le film saisit ainsi un moment critique, celui d’une génération qui doit se confronter à la différence alors que ses parents ont vécu derrière les barreaux de leurs fenêtres, une génération qui doit « se défaire du mal qui nous habite » et se trouve déchirée par cette fracture entre l’amour d’une terre et ne pas y trouver sa place. Janno est seul, craintif, fragile. Il ne sait comment gérer le poids de l’héritage. Pieter devient un double menaçant, comme les frères ennemis de la Genèse. L’atmosphère est étrange et la musique en phase. Cette tragique et passionnante confrontation est traitée de façon onirique, « une catharsis » dit Kallos. Il ne s’agit aucunement ici d’une purge des émotions telle qu’on l’entend trop souvent, mais, en les mettant à vif dans une distanciation artistique, de les transformer en autonomie de pensée, enjeu du film.[1] Janno bascule peu à peu vers un positionnement de rupture, à la recherche d’un nouveau rapport au monde.

Les Moissonneurs a été travaillé en résidence à la Cinéfondation du festival de Cannes et au Sundance Labs, atelier de scénario du festival de Sundance. Il est produit par la France, la Pologne, l’Afrique du Sud et la Grèce. La plupart des films dont nous parlons sont ainsi des coproductions internationales. Comme d’autres cinématographies, notamment asiatiques (la Palme d’or va à Une affaire de famille du Japonais Hirokazu Kore-Eda), ils vibrent d’une proposition relationnelle. Les quatre courts métrages de la Factory organisée chaque année par la Quinzaine des réalisateurs témoignent eux aussi de cette collaboration possible. Chaque film est réalisé à deux mains par un cinéaste du pays focus, cette année la Tunisie, et un cinéaste d’un autre pays. Le résultat 2018 est remarquable (cf. notre critique des quatre films de la Tunisia Factory). Ils illustrent combien le cinéma peut être le lieu du dialogue et de l’échange à condition que personne n’y soit lésé. Ils nous aident à nous penser et nous situer dans le monde que nous percevons aujourd’hui comme une totalité.

Les migrants, le monde à notre porte

Au fond, ils nous aident à savoir, comme le disait Glissant, « comment être soi sans se fermer à l’autre et comment consentir à l’autre, à tous les autres, sans renoncer à soi ».[2] C’est exactement ce qui ressort d’Amin, le beau film de Philippe Faucon qui retient souvent comme titre le prénom de la personne sur laquelle il centre son film. C’est effectivement, après Fatima ou Samia, Muriel, Sabine et Grégoire, une sorte de portrait qu’il dresse d’Amin, d’abord dans son dévouement en France (le chantier, la paie, le foyer où chacun cotise pour l’école du village) puis dans ses rapports avec sa famille à Dakar. Il est clairement plus à l’aise au Sénégal qu’en France, où domine la solitude et le déracinement. Rien de nouveau dans cette dualité de la migration, mais elle est ici palpable dans le jeu des acteurs, dans les contrastes entre les lieux. Pourtant, rien n’est simple pour le couple Aïcha/Amin (cf. notre entretien avec Marème N’Diaye et Moustapha Mbengue) : la séparation pèse à Aïcha qui doit subir la belle-famille et voudrait le rejoindre en France, plutôt que d’avoir « un faux-père et un faux-mari ». Rebelle et indépendante, à l’encontre des clichés, elle est loin d’être une femme soumise, ce que le cadrage met volontiers en exergue. Lorsqu’Amin ne vient pas comme d’habitude en vacances, elle le soupçonne à raison : Amin a répondu aux avances de Gabrielle (remarquable Emmanuelle Devos). « On est décalés ». C’est aussi ce que vivent Amin et Gabrielle. L’esthétique de Faucon, faite de pauses, de silences, de regards, d’ellipses et de concision des scènes, évite toute facilité ou poncif. Une véritable émotion ressort de cette épure, qui n’a rien de sentimentale mais résulte de la compréhension et du partage. Le réel est bien là, mais dégagé de tout naturalisme. C’est le mystère des personnes que chacun capte à sa manière, grâce à l’extrême douceur de la caméra sur les visages, la sobriété des dialogues, l’éclat de vie laissé aux acteurs, la limpidité de l’écriture et du montage. Il en résulte un élargissement, au-delà de la simple thématique de la migration. De plus en plus, le cinéma de Philippe Faucon s’attache à la condition humaine. En témoigne la remarquable mini-série Fiertés, réalisée par Philippe Faucon pour la chaîne Arte où elle a été diffusée juste avant le festival, qui suit durant une trentaine d’années l’évolution de la société française sur la question de l’homosexualité. Systématiquement, avec sa femme scénariste Yasmina Nini-Faucon, il s’intéresse aux exclus, aux marginaux, aux victimes de clichés réducteurs, pour magnifier la dignité de ces personnes et encourager la tolérance et la rencontre.

C’est également ce que propose Libre de Michel Toesca. Passionnant, ce documentaire est centré sur la démarche de Cédric Herrou, agriculteur de la vallée de la Roya finalement médiatisé qui, comme d’autres, a toujours offert chez lui un refuge aux migrants qui tentent de passer d’Italie en France en empruntant des chemins qui connaissent des migrations depuis 3000 ans. C’est celui qui n’a jamais cessé l’accueil et c’est donc par lui qu’une dramaturgie pouvait permettre au film de toucher le plus grand nombre, même si l’on regrette que cette mise en exergue nous empêche de davantage rencontrer les autres. Le cinéaste Michel Toesca habite lui aussi sur ces pentes ; pour lui Cédric est un ami autant qu’un symbole d’une résistance possible à la fermeture des frontières et des esprits. Il a donc pris sa vieille caméra DV Cam pour le suivre durant trois ans dans ses combats : au service des migrants d’une part, auprès des tribunaux d’autre part, où il tente de faire respecter le droit des demandeurs d’asile mais aussi où il est attaqué pour son engagement. La justice, dans sa capacité à faire respecter l’humain, est ainsi au centre du film et c’est cela l’important : faire respecter le droit serait déjà une avancée face aux pratiques de l’administration et de sa police qui refoulent illégalement des migrants mineurs ou demandeurs d’asile alors qu’ils sont sur le sol français. Et puis ce film est sur l’accueil des réfugiés et des migrants, une question essentielle qui se pose à toute une société et qui se joue de façon cruciale sur les pentes de la Roya.

Michel Toesca et quelques complices ont filmé dans l’urgence et l’improvisation, parfois avec des téléphones portables. Il a travaillé sans producteur jusqu’à ce qu’il soit rejoint par Catherine Libert qui l’a aidé à finaliser. Sans doute est-ce une des beautés de ce film d’être à ce point sur le vif le journal d’une lutte de quelques militants au service de gens qu’ils ne connaissent pas mais dont ils se sentent solidaires. La musique originale de Magic Malik, qui a improvisé sur les images, apporte aussi une forte tonalité au film. C’est en faisant appel au public par un financement participatif que Libre a gardé son indépendance, avec le complément d’associations comme Médecins du monde ou Emmaüs. Un film libre…

La Grand Prix de la Semaine de la critique est allé à un film sur la question des réfugiés dont l’impertinence tranche avec l’instrumentalisation que l’on avait pu relever dans les films de Cannes l’année précédente (cf. notre bilan de l’édition 2017). Diamantino de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt, deux cinéastes qui sont également plasticiens. « Nous pensons que la comédie est le meilleur outil pour parler de la crise contemporaine », dit le duo américano-portugais. La parodie débridée est clairement leur moteur et leur plaisir : le célèbre joueur de foot du film (une sorte de Cristiano Ronaldo inénarrablement puéril et puceau) adopte un réfugié africain comme on prendrait un caniche, lequel se révèle être une espionne cap-verdienne lesbienne cherchant à enquêter sur une possible évasion fiscale… Ils y mélangent tout : science-fiction, horreur, polar, comédie romantique – et cela donne une farce diablement réjouissante, esthétiquement foisonnante, aussi chaotique que le monde qu’elle décrit, le nôtre.

Jeunes sans limites

« Le Réel, c’est ce qui est au bout du chemin de la responsabilité », disait Cynthia Fleury.[3] Ce serait le programme de Shéhérazade, le premier long métrage du Français Jean-Bernard Marlin (Semaine de la critique, séance spéciale), qui plonge dans le romanesque. Il s’ouvre au générique sur des archives de l’Histoire de l’immigration à Marseille, où il est tourné. C’est une facette de cette ville d’immigration que capte le film, qui s’attache à des jeunes d’origine maghrébine pour conter une histoire d’amour dans les milieux de la prostitution avec des acteurs non-professionnels et au fort « parlé » marseillais. Zachary est interprété par Dylan Robert, qui venait à 17 ans comme dans le film de sortir de prison avant le tournage ; Shéhérazade l’est par Kenza Fortas, elle aussi très jeune, déscolarisée, qui vivait dans un foyer du quartier de la Belle de mai et connaissait bien les prostituées de la Rotonde, près de la gare St Charles. Si le film démarre sur une intrigue naturaliste, où chacun est déterminé par son origine sociale et sa galère, il s’en échappe pour se faire thriller lorsque Zachary devient proxénète et doit défendre son territoire, et virer ensuite au film noir. Au départ, tout le monde est dans le déni : Zachary ne veut pas reconnaître son amour, Shéhérazade ne veut pas reconnaître qu’elle se prostitue. Les péripéties dénoueront les langues… C’est un peu fleur bleue malgré la violence ambiante alors que les revolvers ont remplacé les couteaux et que les drogues se durcissent, mais les acteurs ont tant d’énergie et l’intrigue est si bien menée que le film est touchant et sonne juste.

Cette langue hyperbolique est aussi celle d’A genoux les gars du Français Antoine Desrosières (Un Certain Regard), tourné lui à Strasbourg, à cette différence qu’on est ici en permanence en-dessous de la ceinture. On y retrouve Rim et Yasmina (Inas Chanti et Souad Arsane), les deux sœurs musulmanes de son moyen métrage de 2015, Haramiste, qui hésitaient entre tabous religieux et leur curiosité pour le sexe. A genoux les gars, dont elles sont codialoguistes, en serait la suite : elles y sont confrontées à un chantage sexuel (le nom anglais du film est Sextape) de la part de leurs copains misogynes et bêtes à tous points de vue. Sans doute sous l’influence des films pornos, ils ne pensent qu’à la fellation, si bien qu’en l’absence de Rim, la naïve Yasmina accède à la demande du copain de Rim, tandis que son propre copain filme la scène avec son téléphone portable. Et voilà Yasmina condamnée à répéter l’acte indéfiniment sous peine de diffusion du film sur les réseaux sociaux… Il s’agira dès lors de faire en sorte que la honte change de camp. Nous ne verrons rien (ou presque : le seul que l’on verra nu et le sexe dressé est un Noir, comme par hasard…) mais tout est dit, tant le flot de paroles (et les chansons féminines des années 60) imprime ce film déjanté mais d’une impressionnante laideur. L’enjeu pour Yasmina sera soi-disant de se réapproprier sa sexualité en retournant les choses, comme l’indique le titre, de radicale façon. Lorsque tout est ramené à des jeux de domination, oublions Cynthia Fleury…

Femmes de l’après Weinstein

Le consentement à l’heure de l’affaire Weinstein[4] et du mouvement #MeToo est heureusement devenue une vraie question, et le festival – qui s’est doté d’un numéro d’appel en cas de harcèlement – a vibré de montées des marches fracassantes et de déclarations/révélations comme celle de l’actrice italienne Asia Argento qui a évoqué son viol sur la Croisette il y a une vingtaine d’années par Harvey Weinstein à la cérémonie de clôture : « A tous ceux qui étaient au courant et qui n’ont rien fait, on ne vous permettra pas de vivre dans l’impunité ». L’actrice Aïssa Maïga a monté les marches rouges du Palais des festivals en compagnie des auteures de son livre collectif Noire n’est pas mon métier (cf. la critique de Sylvie Chalaye). Un autre soir, 82 stars et femmes du 7ème art se sont arrêtées durant la montée des marches pour prendre le micro tenu par la présidente du jury, l’actrice australienne Cate Blanchett tandis que la réalisatrice Agnès Varda la traduisait en français. 82, c est le nombre de femmes retenues en compétition pour la Palme d’or par le Festival depuis sa première édition en 1946, contre 1 688 hommes. Depuis sa création, seulement deux femmes ont reçu la Palme d’or : Jane Campion en 1993, pour La Leçon de piano, ex aequo avec le Chinois Chen Kaige, et Agnès Varda elle-même, pour une Palme d’honneur en 2015.

« Les femmes ne sont pas minoritaires dans le monde, et pourtant, notre industrie dit le contraire ». Cette montée des marches 100 % féminine, totalement inédite, était délibérément en faveur de « l’égalité salariale » dans le cinéma, les lois en la matière n’étant pas appliquées. On y trouvait les membres féminins du jury, avec notamment la chanteuse burundaise Khadja Nin et la réalisatrice africaine-américaine Ava Duvernay, mais aussi Salma Hayek, Marion Cotillard, Jane Fonda, Claudia Cardinale, Julie Gayet, etc. – des réalisatrices, des actrices, des monteuses, des productrices et des décoratrices.

Il fallait marquer le coup durant cette première édition du festival après l’éclatement du scandale Weinstein. Si le festival a clairement voulu donner une place aux femmes, il n’a pas pour autant appliqué une parité dans sa sélection : « Une œuvre doit être jugée comme telle, indique Thierry Frémaux, le délégué général du festival. Je suis contre la discrimination positive au niveau de la sélection, mais pas au festival dans le jury où la règle de parité s’impose ». Ce sont ainsi seulement trois femmes qui étaient en lice pour la Palme d’or : la Libanaise Nadine Labaki qui s’intéresse avec Capharnaüm aux enfants des rues ; l’Italienne Alice Rohrwacher avec Heureux comme Lazaro, une fable où un paysan simplet revient à la vie vingt ans après sa mort ; et la Française Eva Husson avec Filles du soleil, qui suit un bataillon de combattantes kurdes commandé par la sergente Bahar, jouée par l’Iranienne Golshifteh Farahani.

« Dès qu’on en a l’occasion, on favorise les cinémas minoritaires comme le cinéma africain au détriment des cinémas dominants », a également précisé Thierry Frémaux en répondant à la question sur les femmes, liant ainsi les deux sujets… Cate Blanchett a valorisé le fait que les comités de sélection du festival comportaient maintenant des femmes alors qu’elles n’étaient que masculines auparavant. Et si le festival intégrait aussi des sélectionneurs sensibles aux imaginaires africains ?

L’animation quand l’image manque

Le présent habite les films mais le passé les travaille. Comment le représenter alors que les images manquent ? Comme dans Valse avec Bachir (sur le massacre de civils palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila au Liban), découvert à Cannes en 2008, quatre films avaient pour cela recours cette année à l’animation de brillante façon. Biopic qui décrit le cauchemar de la guerre en Angola en 1975 à travers les yeux de l’un des plus grands reporters de l’histoire, Ryszard Kapuściński, Another Day of Life de l’Espagnol Raul De la Fuente et du Polonais Damian Nenow (séance spéciale hors compétition) allie dessin animé, images d’archive et entretiens avec les protagonistes encore vivants. Le dessin adopte les codes des jeux vidéo : couleurs réalistes, détails mis en avant, héros principal. Presque dix ans de travail…

Un moyen métrage (44′) présenté lors de la cérémonie du cinquantenaire la Quinzaine des réalisateurs, Ce Magnifique Gâteau ! des Belges Emma De Swaef et Marc James Roels est situé dans l’Afrique coloniale à la fin du 19ème siècle. Cette farce décalée et bourrée d’humour rend compte des contradictions de l’époque. Les figurines sont animées en « stop motion » : image par image en déplaçant à la main des personnages confectionnés en laine, feutre et tissus. Six ans de travail, huit mois de tournage ! Cinq personnages (un roi, un pygmée, un homme d’affaires, un porteur, un déserteur) s’entrecroisent dans un récit à la fois cruel et absurde dans une Afrique rêvée par les uns au détriment des autres, les Africains bien entendu. Cette polysémie de visions offre un tableau décapant de l’Afrique coloniale : elle y est un déversoir autant qu’un terrain de jeu, un refuge autant qu’un piège. Le second degré force le spectateur à questionner sa propre perception d’une époque pas si révolue que ça.

L’Etat contre Mandela et les autres (séance spéciale hors compétition) retrace les neuf mois du procès dit de Rivonia[5] qui en 1963 a envoyé dix militants anti-apartheid dont Mandela en prison. On en possède aucune image, seulement les enregistrements sonores, 256 heures de bandes récemment sauvées de la dégradation dans les archives par l’Afrique du Sud et la France. Gilles Porte et Nicolas Champeaux (ancien correspondant de RFI à Johannesburg) ont fait appel au dessinateur Oerd qui a chapeauté une équipe de dix animateurs. Chacun produisait une minute par semaine. Des dessins au fusain, parfois abstraits et énigmatiques, permettent de laisser place à l’imaginaire face à la nuit de l’apartheid. Les accusés ont commis des actes de sabotage visant les infrastructures pour ne pas faire de victimes, ce que Mandela présente comme une action non-violente par opposition à la guérilla, au terrorisme et à la révolution. Ils savent que la pendaison les attend et font du procès un acte politique, avec une stratégie qui fait leur force : leur solidarité autour de Mandela, leur porte-parole. Accusés de terrorisme, ils sauront démontrer leur humanité. Ils écoutent aujourd’hui des extraits et réagissent devant la caméra, encore sous l’émotion. Winnie Mandela, dont c’est un des derniers témoignages, réagit à l’audition à huis-clos de Bruno Mtolo, un traitre qui avait témoigné contre les autres suite aux menaces de mort et envers sa famille). A la fin du film, les accusés encore vivants et leurs avocats se retrouvent pour une soirée-souvenir. Ils regardent ensemble l’investiture de Trump à la télévision…

On retrouve ce recours à l’animation avec cette volonté de ne pas figer les choses dans La Route des Samouni, de l’Italien Stefano Savona, qui retrace le bombardement d’une famille civile durant l’intervention israélienne à Gaza en 2009 (Quinzaine des réalisateurs, Prix Œil d’or du documentaire et célébré par tout le festival). La technique est ici la carte à gratter : des traits blancs par grattage d’une carte noire, comme une mémoire qu’on arrive à gratter face au déni et à l’oubli, façon de rendre compte du ressenti des personnages que le réalisateur a longuement interviewé, moyen distancié de conserver la trame et les mots sans tomber dans le discours récupérateur des martyrs. « L’animation permet en quelque sorte de faire revenir les morts« , indique Stefano Savona : pour échapper à la reconstitution, forcément réductrice, le dessin animé ouvre à la fiction.

Courts métrages : libre cours à l’imaginaire

C’est finalement dans les courts métrages, un format qui permet davantage de prise de risque, que l’imaginaire se déploie le mieux. Certes, des longs métrages prouvent leur capacité à le faire sur la durée. On retiendra à cet égard Mon tissu préféré de la Syrienne Gaya Jiji (Un certain regard), étonnante et dérangeante incursion dans l’imaginaire d’une femme de 25 ans à Damas en mars 2011, alors que le pays est en train de basculer dans la guerre civile. Elle s’appelle Nahla : comment ne pas penser au personnage rebelle du film éponyme Farouk Beloufa, sur les jeunes de la gauche arabe des années 70 ? Elle espère quitter le pays à la faveur d’un mariage avec Samir, un Syrien expatrié aux Etats-Unis. Mais celui-ci lui préfère sa sœur Myriam, plus docile. Elle se met alors à fréquenter l’appartement voisin de Madame Jiji (du nom de la réalisatrice !) qui vient d’emménager, une discrète maison close. Cette plongée dans ce mélange d’émotions et de fantasmes qui traversent dans ce contexte la tête d’une jeune femme en dit davantage sur la Syrie que le récit de ses drames. Ombres et lumières, sons et regards : portée par la sensibilité du jeu de l’actrice franco-libanaise Manal Issa, Nahla laisse son trouble la guider. Du grand art.

De même, l’immersion de la violence armée dans l’imaginaire populaire est remarquablement illustrée par Los Silencios de la Brésilienne Beatriz Seigner (Quinzaine des réalisateurs), où les fantômes du conflit armé colombien se mêlent aux vivants. C’est à Bojaya, un village afro-colombien qui a subi les pires massacres durant ce même conflit en 2002, que la Colombienne Juanita Onzaga a tourné Our Song to war, un court métrage documentaire hybride où les souvenirs de la guerre se transforment poétiquement en mythes pour permettre la réconciliation (Quinzaine des réalisateurs). Ici aussi, les esprits se mêlent aux vivants pour les aider à vivre après la guerre. « Combien de pas puis-je faire dans la jungle avant de disparaître ? », dit le chant. D’une grande beauté picturale, le film donne la parole à une petite fille à qui sa grand-mère parle des hommes-crocodiles et des âmes perdues. Des enfants noirs se racontent des histoires de fantômes sur les tombes du massacre. Tous chanteront pour les défunts à la lumière des bougies.

La Palme d’or du court métrage est allée à Toutes ces créatures de l’Australien Charles William, situé dans une famille noire. Un adolescent se réfugie dans le jardin pour observer les insectes. Son trouble est perceptible via une caméra instable, les confidences de la voix off, le jeu sur les lumières et les flous, une musique étrange sur une bande son mêlant eau, vent et feu, un montage hiératique. Il tente de démêler ses souvenirs d’une épidémie mystérieuse, et est confronté à l’effondrement et l’instabilité de son père avec qui il cherche à connecter. Quelles sont donc ces petites créatures à l’intérieur de nous tous qui nous déstabilisent ? Comment construire son propre imaginaire lorsque tout est fragmenté et confus ? Extrêmement bien maîtrisé, intriguant et délicat, ce film onirique et dérangeant va fouiller en chacun l’aune de sa confiance au monde.

Prix Canal+ du meilleur court métrage à la Semaine de la critique, Un Jour de Mariage se donnait pour gageure de trouver un personnage qui puisse incarner Alger. Sous la forme d’une chronique mélancolique, c’est finalement un exilé qui a dû quitter la France que l’Algérien Elias Belkeddar met en scène dans ses petites combines. Montage rythmé, mise en scène au scalpel, humour diffus, cet enchaînement mystérieux de nuits blanches au bistrot et de magouilles développe une tension propre à rendre compte de la face cachée de la ville, mais aussi une tristesse à couper au couteau. Ici aussi, l’enjeu était de laisser tomber l’explicite pour suggérer l’invisible et ouvrir à l’incertitude.

Godard, penseur d’avenir

Le Livre d’image de Jean-Luc Godard (en compétition, récompensé par une Palme d’or spéciale) fut un grand moment du festival. Tirée de Pierrot le fou avec Jean-Paul Belmondo et Anna Karina, l’affiche de la 71ème édition rendait d’ailleurs hommage au maître aujourd’hui âgé de 87 ans. La magie ne joue cependant plus comme avant : beaucoup en ont rejeté la difficulté d’appréhension du film, sa rupture avec les codes du cinéma. Et pourtant, dans la lignée directe des Histoire(s) de cinéma, on assiste chez Godard à l’affirmation d’une écriture poétique maniant les images, les mots et les sons que l’on pourrait rapprocher de l’oralité puisqu’elle développe via la répétition, la redondance, l’emprise du rythme et le renouveau des assonances une forme alternative à la pensée linéaire de la transcendance qui sous-tend l’écriture filmique occidentale. « Je ne trouverai de vérité que pour la perdre » : c’est dans ce rejet des religions du Livre que se situe Godard. « Elles ont sacralisé les textes : il fallait le livre de l’image ». Il reste en cela d’avant-garde car il accompagne le mouvement de notre monde qui repasse de l’écrit à l’oral, de l’absolu au relativisme, en se séparant de l’universel généralisant par la progressive revendication de sa diversité. Et se situe ainsi catégoriquement du côté de la créativité.

Une image récurrente dans le film est issue des Baliseurs du désert de Nacer Khémir. Un instituteur y est amoureux d’une jeune femme très belle et secrète tandis que les hommes sont partis dans le désert pour y chercher ses limites. Cette femme montre les paumes de ses mains et recouvre l’une par l’autre. C’est cette image que Godard s’approprie pour nous inviter à penser avec nos mains, selon lui « la vraie condition de l’homme ». Des voix s’élèvent sur des images du monde en guerre : images et paroles, en contrepoint, cette « discipline de la superposition, ces mélodies dont à l’inverse résultent les accords ».

De fait, le film est en cinq parties, comme les cinq doigts de la main, dont le dernier serait la partie centrale : 1) « Remakes » (le cinéma), 2) « les Soirées de Saint-Pétersbourg » (la guerre), 3) « Ces Fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages » (Rilke sur les trains du monde), 4) « l’Esprit des lois (la politique et la justice), 5) « la Région centrale » où il développe une question : « Les Arabes peuvent-ils parler?»« .

C’est la partie principale du film, « une sorte de fable sur une fausse révolution conçue par un chef d’un émirat fictif privé de ressources pétrolières ». Elle débute par le constat de l’extinction en masse des espèces, de la destruction du monde par la surconsommation des riches tandis que les pauvres détruisent leurs ressources par nécessité. Que peut le cinéma ? « Les histoires pour raconter vont moins vite que les actions ne s’accomplissent » Et voilà que Godard déterre L’Arabie heureuse d’Alexandre Dumas, pour vite critiquer avec Edward Saïd ce livre suranné : « l’acte de représenter implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation. » A l’exemple des images du monde arabe, le calme de l’image s’oppose à la violence de la représentation.

C’est dans cette contradiction que se situe un cinéma en prise sur le monde, ces gestes d’amour pour le faire évoluer, que l’on peut façonner avec ses mains. Au-delà du réalisme, la poétique de l’image peut nous réconcilier avec l’espoir. C’est un vieil homme de 87 ans qui, dans son chant révolutionnaire, nous en propose la perspective.

[1]. Dans Le Commerce des regards, Marie-José Mondzain retravaille la traduction d’Aristote pour rejeter l’idée qu’il considérait les passions comme quelque chose dont il faudrait se débarrasser par la catharsis. Elle y voit « un travail de perlaboration de l’affect par une clarification symbolique fondée sur le logos. La katharsis désigne le travail de mise en écart, à distance, et ne peut être séparée de la fonction politique des œuvres visuelles qui produisent dans un espace commun du plaisir et de la peine. » (Seuil, 2003, p.119)

[2] Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard 1996, p.37.

[3] Entretien publié dans Philosophie magazine, novembre 2017.

[4] Ce producteur hollywoodien a été accusé de harcèlement sexuel et de viols par plus d’une centaine de femmes à travers le monde, des stars autant que des actrices débutantes. Il doit maintenant s’expliquer devant la justice et sa puissante maison de production est en faillite, ce qui n’est pas sans mettre en danger le cinéma indépendant américain qu’il soutenait activement.

[5] Du nom d’une ferme au nord de Johannesburg. Elle avait été achetée par des sympathisants communistes pour y établir le quartier général clandestin des partisans de la lutte armée. La police y avait arrêté les accusés en 1962.


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