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(Entretien) avec Guillaume Métayer, autour de sa traduction d’Aleš Šteger

Par Florence Trocmé

Entretien avec Guillaume Métayer
sur sa traduction de
Le Livre des Choses d’Aleš Šteger

La probabilité qu’un jour nous prenions notre envol
n’est-elle pas négligeable ?
Aleš Šteger

Ales Steger  le livre des choses
Les éditions Circé ont proposé, en 2017, Le Livre des choses, du poète slovène Aleš Šteger. Livre sans doute passé trop inaperçu, si l’on excepte une citation brève dans la rubrique Transpoésie de Didier Cahen dans Le Monde et un grand article, fouillé, d’Olivier Barbarant, dans Europe (n°1068 d’avril 2018). Article qui se termine sur ces mots : « un très grand livre, de ceux capables de retrousser le visible, et de retresser un rapport au monde ».
Poezibao interroge ici Guillaume Métayer, traducteur et préfacier du livre, sur le travail particulier de traduction qu’il a mené pour cet ouvrage et saisit cette occasion pour lui demander de présenter le poète slovène.
Florence Trocmé : Pouvez-vous nous raconter, en premier lieu, comment vous êtes entré en contact avec ce livre, cette poésie, ce poète ?
Guillaume Métayer : J’ai rencontré Aleš Šteger en Slovénie en 2008, en répondant à l’invitation du Festival des « Jours du vin et de la poésie », qui se tenait à l’époque à Medana. À ce moment-là, je n’avais fait que discuter avec lui, comme avec Tomaž Šalamun, et ils m’avaient tout deux beaucoup impressionné. J’ai raconté ces rencontres, et d’autres, dans un reportage poétique que j’avais publié alors dans la revue Thauma (n°5). J’ai tout de suite apprécié leur talent et leur ouverture d’esprit, et nous sommes restés amis. Je n’avais pas encore entendu la poésie d’Aleš qui ne faisait pas partie des lecteurs cette année-là. C’est pourquoi j’ai sauté sur l’occasion d’une lecture organisée par le PEN Club à Paris, quelques années plus tard, pour l’entendre lire ; j’y avais été attiré aussi par un livre-disque multilingue qu’il m’avait offert à Medana. À partir de ce jour-là, les choses se sont mises en place pas à pas. Je suis retourné en Slovénie à plusieurs reprises, notamment pour participer à l’atelier de traduction franco-slovène aux côtés des poètes français Michel Deguy, Guy Goffette et Emmanuel Moses et de poètes slovènes, parmi lesquels Tomaž et Aleš. Nous avons constaté alors que la poésie d’Aleš avait du mal à se frayer le même chemin en France que partout ailleurs en Europe et dans le monde. C’était dû, bien évidemment, au caractère parfois encore un peu trop hexagonal de notre poésie contre lequel beaucoup s’efforcent d’agir en faisant passer des voix contemporaines étrangères par la traduction, mais aussi peut-être parce que son traducteur, Mathias Rambaud est plutôt un prosateur. Aleš et Mathias m’ont alors demandé de regarder ses traductions « brutes » et j’ai aussitôt été impressionné par le recueil et tenté par l’aventure.
F.T. : Comment avez-vous procédé, concrètement, pour traduire ce livre ? Vous ne parlez pas, je crois, le slovène ? Vous êtes traducteur de l’allemand et du hongrois. Quelles étapes avez-vous suivies, et quel fut le rapport avec le poète, autour de cette traduction ? Parle-t-il le français de son côté ? Quel a été le rôle de l’autre traducteur, Mathias Rambaud ?
G.M. : Je ne sais pas si je recommencerai une tâche de cette difficulté... Je ne voulais surtout pas « améliorer » la traduction de Mathias, l’embellir ou l’orner. Les problèmes des traductions qui ne sont pas faites à partir de l’original me sont trop sensibles, venant de la traduction d’une langue rare, le hongrois, où les exemples de cet écueil ne manquent pas. J’ai donc approché l’œuvre d’Aleš avec toutes les aides possibles et imaginables et, pour commencer bien sûr, le texte slovène lui-même et un dictionnaire. Heureusement, j’ai vite retrouvé dans le slovène des racines latines, qui me renvoyaient à ma formation initiale de « lettres classiques », mais aussi certains mots slaves que le hongrois a lui-même acclimatés – par-delà son apparence d’îlot linguistique, le magyar n’est pas, loin de là, un isolat lexical. J’ai utilisé aussi la traduction allemande du recueil, la traduction anglaise, le texte français de Mathias bien sûr… et l’auteur lui-même avec qui nous avons discuté en anglais, avec parfois quelques digressions en allemand. Nous avons fait de longues séances de traduction avec Aleš. Plus d’une fois, de tenaces séances de questions m’ont conduit à modifier drastiquement le premier jet, pour essayer de rendre la poétique du texte, liée à l’usage de la langue par le poète. Mathias Rambaud n’est plus intervenu dans le processus de traduction que nous avons conduit à deux avec Aleš.
F.T. : Ce livre vous a-t-il posé des problèmes de traduction ? Si oui, de quelle nature ? Comment les avez-vous abordés ?
G.M. : J’ai cherché à être le plus près possible de la lettre du texte et ai utilisé tous les moyens pour y parvenir. J’ai eu aussi la grande chance de pouvoir travailler avec l’auteur. Aleš a tout de suite compris que mes questions incessantes n’étaient pas du pointillisme, mais le seul moyen rigoureux d’approcher une langue que je ne maîtrisais pas. Il a joué le jeu avec générosité. Par ailleurs, il n’y a pas eu une seule séance de traduction sans qu’il me lise d’abord à haute voix le poème que nous allions traduire, afin que je puisse m’imprégner de sa musique. J’ai souvent effectué des amendements à la version française sur cette base sonore et musicale.
F.T. : Cette traduction est-elle la toute première en français pour Aleš Šteger ? Pouvez-vous nous présenter le poète, sa place dans la poésie slovène mais aussi mondiale ? Pourquoi cette frilosité française à se tourner plus avant vers les littératures de tous ces pays issus de l’ex-Yougoslavie et notamment de cette Slovénie dont la littérature semble particulièrement riche et importante ? Pourriez-vous indiquer aux lecteurs de Poezibao d’autres grands noms de la poésie slovène ?
G.M. : Oui, c’est la première traduction, et le premier volume. Aleš Šteger est né en 1973. Il représente la génération qui avait environ vingt ans quand la Yougoslavie s’est défaite dans les conditions que l’on sait. Que ce soit en Slovénie ou en Hongrie, les écrivains qui ont vécu à cheval entre le monde d’hier dans le bloc soviétique et le monde d’aujourd’hui après la chute du rideau de fer – ce que ma génération a connu aussi, mais de l’autre côté, comme le bourdonnement d’une vague menace, sourde et omniprésente – m’ont toujours intéressé. J’étais déjà très peu convaincu par l’idée d’une « Fin de l’histoire » où il me semblait que nous somnolions dangereusement, et me suis donc tourné vers l’Est, lieu où il était structurellement impossible de croire à cette apocalypse heureuse. Mais ces régions n’intéressent pas beaucoup ici, pour des raisons qu’il serait trop long d’énumérer... En tout cas, Aleš a tout de suite représenté la relève poétique et a su se faire une place dans la poésie mondiale, un peu à la manière de Tomaž Šalamun qui aimait à dire : « Aux États-Unis, je suis Tomaž Šalamun; en France, je suis un poète slovène ». Aleš a publié ses poèmes dans les plus grands journaux et revues de la planète, il a été invité à lire à Harvard, en Chine, en Amérique latine, il est membre de l’Académie de Berlin, la version anglaise du Livre des choses a reçu le prix du meilleur livre traduit aux États-Unis... Ici, il a fallu qu’un non-locuteur du slovène échafaude cette machine à traduire et pyramide humaine inédites pour tenter de le faire connaître, grâce au courage des éditions Circé, un travail de passeur qui me semble indispensable pour que la poésie française respire un autre air, ouvre grand les poumons... Outre Aleš Šteger et Tomaž Šalamun, on peut citer Dane Zajc, Milan Jesih auteur post-moderne expert notamment ès sonnets, mais aussi Barbara Pogačnik, avec qui nous avons traduit il y a trois ans, pour l’anthologie Et même quand le soleil aux éditions éoliennes, des poèmes de Milan Dekleva, Maja Vidmar, Uroš Zupan, Tomaž Šalamun, à côté des siens d’ailleurs. Je n’oublie pas non plus, en France, le travail de Mateja Bizjak Petit à partir du Centre de création pour l'enfance de Tinqueux, ni de Zdenka Stimač qui a fondé les Éditions franco-slovènes et compagnie, où elle vient de faire paraître une anthologie du grand moderniste Srečko Kosovel, jadis publié chez Seghers par Marc Alyn. Il y aurait encore beaucoup de noms à citer, mais pour finir je voudrais évoquer Maja Haderlap qui écrit à la fois en slovène et en allemand. C’est à ce titre que nous l’avions publiée dans le dossier de poésie germanophone proposé par la revue Place de la Sorbonne, en 2017.


F.T. : Qu’en est-il plus précisément de ce Livre des choses ? Comment se situe-t-il selon vous dans l’œuvre de Aleš Šteger ? Est-il emblématique de son travail poétique ?
G.M. : C’est un tournant après un premier recueil qui a eu beaucoup de succès mais qui n’était pas ainsi organisé autour d’un thème, en tout cas d’une perspective unique. Ensuite, avec le Livre des corps, Aleš a poursuivi sa recherche – cette fois sur les évolutions microscopiques des corps –, mais il a aussi écrit des romans, des récits de voyage tournant à l’essai, sur Berlin (Preußenpark) par exemple, et a aussi mis en œuvre des séances d’« écriture sur place » (« Written on the spot ») dans des lieux particuliers, à Belgrade, Mexico City ou Fukushima. L’attention au concret et à sa portée imaginaire et philosophique, au corps et à une certaine crudité, me semblent caractéristiques de son travail.
F.T. : Qu’est-ce qu’un tel livre peut apporter au lecteur, mais aussi au poète français ? Un autre regard sur le monde ? Une autre manière d’aborder la poésie ou la littérature ? Tout autre chose encore ?

G.M.
 : Le Livre des choses s’inscrit à sa manière dans la tradition littéraire qui détourne le genre du dictionnaire – c’est le cas, en un sens l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et plus encore du Dictionnaire philosophique de Voltaire. Simplement, il ne se défait pas seulement des définitions, mais aussi de l’ordre alphabétique et de l’exhaustivité, jouant d’emblée sur l’attente d’un lexique poétique, puisque le premier poème s’appelle « A ». Ce qui suit est un ensemble de « leçons de choses » dans un désordre apparent, où le poète s’empare d’objets aussi divers que l’œuf, la trompette, l’hippocampe, le ténia ou le paillasson, pour, à partir de cet échantillonnage, nous suggérer de nous laisser porter par la puissance d’imagination et de réflexion tapies dans notre rapport aux « choses », même les plus quotidiennes voire les plus repoussantes. Aucune « chose » n’existe en dehors de nous et le poète déploie les univers que chacune plisse en elle. Il dénoue les clivages et les compartimentages, déjoue l’étanchéité des mondes, et nous engage ainsi à vivre avec les choses dans leur plénitude et l’ampleur de leur ouverture symbolique, libérées de leur seule utilité pratique, de leur assignation « causale ». C’est, pourrait-on dire, le bréviaire d’une entreprise salutaire de déréification, qui nous rapproche du monde qui nous entoure, au lieu de le fuir dans un quelconque arrière-monde de mots. Car déchaîner les associations imaginaires n’empêche pas, au contraire, de prendre les choses « à corps ». Le corps joue un rôle essentiel et ce n’est pas un hasard si le recueil suivant s’y attache encore davantage.
F.T. : Avez-vous d’autres projets de traduction concernant Aleš Šteger ? Ou d’autres poètes slovènes ?
G.M. : J’ai continué cette expérience de traduction du slovène en m’associant à la poétesse et traductrice Barbara Pogačnik pour porter dans notre langue des poèmes de Tomaž Šalamun. J’ai traduit encore un poème-fleuve d’Aleš Šteger, seul cette fois, dans un reportage en Europe centrale intitulé « De notre envoyé spécial en poésie », écrit pour la revue Po&Sie ; il s’agit du beau texte qui accompagne son film « Par-delà les frontières » (Beyond boundaries), une méditation sur les changements actuels en Europe, que j’ai pu voir à Ptuj lors du festival de poésie, l’été dernier. J’ai l’intention de traduire encore d’autres poèmes d’Aleš, pour mes amis de la revue Po&Sie.
F.T. : Vous êtes vous-même poète. En quoi ce travail de traduction vous est-il important, nécessaire ? Les poètes allemands, hongrois ou ici slovène que vous traduisez apportent-ils quelque chose de particulier à votre travail d’écriture ? Et au-delà de ces cas singuliers, le fait de traduire vous semble-t-il important pour un poète et en quoi ?
G.M. : Effectivement, dès la parution de mon premier recueil, Fugues (Aumage, 2002), je traduisais déjà la poésie hongroise. Je souhaitais alors aller chercher en Europe centrale une tonalité que je ne croyais pas trouver ici, à l’époque. Il me semblait que nous vivions surtout dans une poésie très métaphysique, très abstraite, et souvent, à force d’abstraction et de combinatoire symbolique, presque précieuse. J’y opposais volontiers le sens de l’Histoire et du quotidien des poètes d’Europe centrale, ainsi que leur capacité, essentielle à mes yeux, à faire cohabiter lyrisme et ironie, de faire du postmoderne autre chose qu’un point final satisfait, mais aussi une ouverture émue et inquiète sur l’héritage. Mon modèle sur ce point était notamment István Kemény, dont j’ai décrit l’œuvre sous ces traits. Ces autres voix, assez méconnues ici, m’ont nourri depuis maintenant près de 20 ans. J’ai vécu dans une autre tradition poétique. Ce qui est étrange, c’est que mon dernier recueil, Libre jeu, paraisse si français à certains lecteurs parce qu’il est constitué de sonnets dont la plupart sont en forme régulière. Il y a une sorte de confusion entre formalisme et francité, alors que la forme a été au contraire l’une des bêtes noires de la modernité poétique française, beaucoup plus qu’ailleurs en Europe, depuis tellement longtemps que cette modernité est devenue vénérable. Je n’analyserai pas moi-même mon travail à l’aune de mes traductions et découvertes, mais j’imagine que dans ces sonnets apparemment si parisiens, des lecteurs un peu fins, pour lesquels le recours à la forme régulière ne ferait pas écran, pourraient trouver des traces d’un rapport au monde qui ressemblerait à ce que je cherche en crapahutant en Europe centrale.


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