Jakub Kornhauser, poète polonais né en 1984 se voit traduit par Isabelle Macor qui exerce décidément sa capacité à dénicher les perles de ce pays si mal connu culturellement. La culture juive de l’auteur tient une place essentielle dans le livre, levure nécessaire à son identité. Sept sections composent ce recueil qui reçut en Pologne en 2016 le prix de poésie Wisława Szymborska. Sept comme les sept branches du candélabre issu de la longue tradition hébraïque vécue au cœur de sa Pologne natale où ses paysages, ses maisons, ses personnages, bref son histoire, relient passé et présent, culture ancestrale et encore vivante de l’auteur d’après l’évocation de membres de sa famille et de proches. La forme est une prose narrative qui, en textes courts, rapporte des situations, des souvenirs ouvrant sur un travail de mémoire individuelle confrontée à celle de tout une communauté (« Le bois se déglinguait de partout et le crépi du mur rappelait les rouleaux de la Torah ».) La fabrique de levure est la fabrique d’une conscience singulière qui s’impose chez un être riche d’une histoire avant même sa présence au monde ; une histoire marquée par la tragédie, visible en ses vestiges projetés sur un ciel intimiste. Tous les personnages sont décrits sans traits caractériels ni marques sensibles et affectives, mais davantage par leur rôle social. Il n’en reste pas moins que « Le maire, le rabbin, grand-père, les pompiers, le boulanger, les garçons du heder, l’oncle, le serveur, Monsieur T., les sœurs F., le vitrier, un Juif avec une affiche publicitaire de la supérette ABC… », créent un microcosme suffisant pour cadre d’une mythologie personnelle s’annonçant. De même, les objets (les bouilloires, une croix et des pièces détachées de moissonneuse-batteuse… ») sont ostensiblement réduits à leur seule fonction pour mieux briller et faire briller un monde consacré. La présence régulière des animaux, quant à elle, rappelle cette proximité culturelle d’un pays avec son environnement. Mais c’est le lieu surtout qui sert de guide dans cette réalité en équilibre, le lieu avec un nom rangé au rayon de la mémoire qui cherche l’enracinement quelle que soit l’errance qu’est au fond la vie. Ce sont des maisons de la région de Cracovie (à Kwapinka, Trzyciąż ou Łyczanka) et des rues (Smoleń, Danalówka) bien précises qui ouvrent et ferment le recueil, garde-corps contre l’oubli. Dans le même esprit de volonté d’équilibre et de positionnement, il est beaucoup question de peinture dans ce recueil, d’œuvres de référence. Sans puiser à l’appareil critique, Jakub Kornhauser expose son ressenti (dénué de redondance, sans affect) devant des toiles de Soutine, Klee, Schiele, Ensor ou Malevitch, et même mieux en se plaçant derrière elles. Car les peintures, clairement nommées, sont à envisager comme palimpsestes, comme seconds médiums de sa vision d’un monde, d’un ensemble où les choses tentent de se déterminer entre rêve, source nostalgique et vie à assumer. Exemple de la vision que l’auteur emprunte à Schiele dans sa peinture Façade avec fenêtres : « Eternel problème qui revient, je suis devant la maison et je ne sais pas à quelle fenêtre maman paraîtra (…) Il semble que le mur ne doive jamais finir : boucle de bardeaux de bois, joint de verre dépoli. (…) l’air étrangle à la façon d’un cordon ombilical. Non, c’est un rouleau de câbles qui se déroule (…) J’aperçois une silhouette, je crie. Ma mère, si c’est elle, tour à tour s’ouvre et se referme. » Le matériau tangible et grossier en tant que tel est hors champ de la tragédie de la finitude. Le tourment personnel lié à la perte, la disparition ou à leur prédiction inéluctable fait parti de l’ordre naturel des choses ; dès lors qu’elles ne sont pas liées à un drame historique. Par ailleurs, la mémoire (levurique) en vue d’élever l’individu, possède ici cette autre capacité, par touches identifiées dans un cadre, à se muer en objet de contemplation (quoi de plus naturel pour un adepte d’art pictural). Le poète observe ce que sa conscience fait de lui. Devant ce paysage mouvant et clairsemé, entre zones d’ombres et clair-obscur, la phrase courte (sujet, verbe, complément) toujours renforce cette mécanique formelle, encore une fois en soustrayant toute affectivité aux personnages tutélaires de l’auteur cherchant à se préserver du moindre risque de nostalgie anxiogène, signe incontestable de maturité (« C’est à cette époque que j’ai vu pour la dernière fois la fille des voisins, E. et d’ailleurs c’était plutôt H. Je me souviens qu’elle fredonnait une mélodie triste et joyeuse. »). Tantôt, le paysage prend des allures de fin du monde (« Nous avions moulu les dernières constructions, les glands avaient broyé les églises, le moulin et le maire. L’estaminet envahi par la graisse, s’était disloqué honteusement après le virage. »). Tantôt, il reflète avec force la vie proprement définie par ses objets hétéroclites et leur interconnexion ; image à coup sûr de la diversité des cultures dans un espace donné, vecteur de richesse : « Je cherche les lampes, mais il n’y a que des grenouilles et des taupes empaillées. En pulls jacquards ils réparent le toit, il ne faut pas que je rate le train. (…) J’ai au choix un chapeau, une casserole émaillée et un pipeau de Bulgarie. » Le cas échéant, le poème accueille une vision jubilatoire, presque hallucinée : « Nous nourrissons les souris avec la forêt noire. Non – c’est le cheval qui l’a mangé, il a déchiré le sac à dos avec ses dents, a sorti les pralines et les stylos. » Car « La vie se déroule en dehors des représentations », (se) rappelle l’auteur comme une façon d’échapper du cadre (limitatif, normatif) de celle-ci. Quelle que soit la toile de maître, le poème s’en inspire toujours très librement ; et comme en préalable à une histoire dont seul Jakub Kornhauser possède la clef (cf La cabine de bain de Ensor). A moins d’un jeu d’extrapolation avec l’inspiration hypothétique d’un Klee, de substitution à son discours supposé ; jusqu’à remettre en cause le titre d’une peinture de ce dernier, tel Le parc près de Lucerne, par rapport à une symbolique tout autant virtuelle (« Ça peut induire en erreur ; il ne s’agit pas d’un parc (…) »). Le vrai regard critique est celui qui s’éclaire sous un ciel changeant, qui trouve sa voie dans sa façon de se mouvoir sans chercher à émouvoir. Par ailleurs, l’être qui se sait seul intègre d’autant mieux cette idée à mesure que, entre deux périodes où il faut se satisfaire du pain de l’affliction, lève sa mythologie personnelle, indéfectible, lourde mais nécessaire, rassurante bien qu’insoluble avec ses doutes et ses questions, ses fantômes qu’il faut accueillir avec sérénité.
Mazrim Ohrti
Jakub Kornhauser, La fabrique de levure, traduit du polonais pas Isabelle Macor, éditions Lanskine, 2018, 104 p., 14€.