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Radiohead, live at the fucking Palais Omnisport de Paris Bercy, mardi 10 juin 2008

Publié le 02 juillet 2008 par Bertrand Gillet
King Crimson, le Radiohead des années 70 ? Ainsi commençait une critique de Red, chef d’œuvre noir et pierre angulaire du rock pour un mec comme Kurt Cobain, que j’avais par hasard (et peu rasé) trouvé dans les entrailles glapissantes du Net. King Crimson, le Radiohead des années 70 ? Il aurait été plus juste de dire « Radiohead, le King Crimson des années 90/2000 ? ». Formulation inconsciemment erronée, lapsus révélateur ou erreur chronologique, certains pensent à tort que l’histoire de France a commencé avec la Révolution Française… J’en restais médusé pendant de longues minutes en cette fin d’après-midi solaire, quelques heures avant de pénétrer dans l’enceinte obscure et moite de Bercy qui abriterait l’espace de deux heures le groupe de pop/rock d’Oxford. Le vent légèrement chaud et sec balayait mes puissantes méditations sur cette question, fallait-il considérer King Crimson comme un collectif mineur, au point de trahir l’ordre naturel du Temps qui veut qu’un groupe des 60s soit cité avant les suiveurs, les copieurs et les ersatz. Non, bien sûr. Surtout s’agissant de la morne langueur impavide que j’arrivais péniblement à extraire des chansons de la Tête de radio. Mais, qu’importe, il y avait de quoi se réjouir, on me promettait l’extase, le trip garanti sur facture (qui fut salée), le moment ultime de ma vie fabriqué, empaqueté et livré tout chaud par le meilleur groupe du monde selon la presse rock officielle, traitant la bande du cotonneux Thom Yorke, au regard torve et bovin, comme le ferait Robert Parker s’il s’agissait d’un vin prestigieux. Quelques heures plus tard, la foule se massait amoureusement devant les contreforts du palais de Bercy. Le ciel était d’un bleu tendu, il faisait encore chaud. Je retrouvais ma femme et mes amis, une perceptible émulation se lisait sur les visages, je ressentis une attente qui ne pouvait être déçue. La foule s’engouffra alors par les entrées latérales qui plongeaient dans ce fourneau, sorte de blockhaus infernal, les fourmis bien éduquées rejoignaient le centre de leur monde où la reine borgne les admonesterait à nouveau. À l’intérieur, ambiance étrange, le noir total, nous progressions à l’aveugle, puis quand les yeux s’habituèrent enfin à la pénombre, je vis se dessiner les contours d’un ciel métallique fait d’arceau en fer : je n’étais pas à Bercy, mais au cœur de l’étoile de la mort, ce n’était pas une lune, mais une base sidérale. Je finis par atterrir, le concert était déjà commencé, du moins la première partie, Bat For Lashes, intéressant mais le concept du clavecin joué dans une telle forteresse étouffante me parut décalé, saugrenu, bizarroïde, peu à-propos. La lumière revint façon interrogatoire à la Kommandantur. La tension commençait à monter, le public nombreux, mouvant, se lova contre la scène jusqu’à exploser littéralement sur les côtés en excroissance de chair rose et gélatineuse à l’image du Blob, créature d’outre espace, bouffeuse d’humains, hypertrophiée, méchamment dégueulasse. Mon regard se déporta, tiens, amusant, dans la même rangée, Arthur H qui me renvoya poliment mon sourire, Nicolas Godin de Air et François Baroin de, de, droite. Puis à nouveau le noir complet, poisseux, opaque, le groupe fit son entrée et les hurlements se firent alors plus stridents. La set liste se déroula, minutée, jouée à la note près avec des fins de morceau genre « coupure de courant sauvage », très pro, trop pro, pas d’anicroches, d’accidents, de moments en apesanteur, incertains, un son mille fois répété qui, acoustique merdique, oblige avait des airs de bouillie sonore. J’étais debout, planté comme un pic, un roc, statique, imperturbable, comme si je posais devant l’objectif, « tiens, oui c’est bien ça, fais-la plus enjouée, oui, maintenant, joue-la désinvolte, je-m’en-foutiste, boudeur, frondeur ». Bref, ce n’était pas l’extase totale, viscérale, le pied absolu, d’autant que les immondes spaghettis électriques faisant office de lights shows masquaient les écrans d’où l’on pouvait suivre les musiciens, la scénographie, rutilante, était atroce, ratée, renvoyant aux pires moments de l’existence comme :
1/ La revue putassière du Crazy Horse
2/ Une finale de patinage artistique aux JO de Grenoble
3/ Une soirée Casino à Las Vegas
4/ Une soirée putes vitrinées à Amsterdam
5/ Un concert de Jean Michel Jarre
6/ Un bébé hilare jouant à « Ma toupie sons & lumières ».
Bref, le mauvais moment. Les titres pleuvaient au milieu des traits de lumière et j’avais bien du mal à planer, englué que j’étais dans cette guimauve pseudo mélancolique, je vous laisse imaginer ce que pourrait donner le croisement improbable entre la voix de Bono et le répertoire d’Allan Parsons Project, juste un truc un peu hybride, vaguement horrible et surtout maniéré. Il me fallait comprendre l’engouement que pouvait susciter Radiohead dans un microcosme musical en perpétuel mouvement, univers en expansion qui se télescopaient à grands coups de revival, sixties et pop pour les uns, eighties et dance floor pour les autres ; il y avait certes des tentatives à oublier mais parfois, à l’orée d’un rayon ou d’un article de presse, des choses mirifiques à découvrir comme les savants Soft Hearted Scientists ou les mystiques Fleet Foxes dont les deux opus tournaient en boucle dans mon cerveau. Il me fallait comprendre…
La presse et Radiohead
Un rapport pour le moins étonnant que la vision extatique auto entretenue par une presse rock en état de sidération euphorique face au « Messie » Radiohead et qui contribue au trouble ressenti par l’amateur lambda. Eviter le déclaratif, même si l’objectivité est parfois inconciliable avec l’émotion que peut faire naître une œuvre, qui plus est, musicale. Et pourtant, il existe dans l’histoire du rock des points d’ancrage qui permettent de recadrer cet enthousiasme quelque peu exagéré. On me dit que « le diptyque Kid A/Amnesiac est ce qui a été fait de mieux depuis le double blanc des Beatles » et là je dis stop the bull shit. Entre The Beatles, sorti en novembre 1968 et Radiohead, il y a plus de trente ans de révolution sonique, de diptyques, triptyques, doubles albums et autres œuvres majeures, et prétendre qu’il ne s’est rien passé depuis serait une hérésie, du révisionnisme rock, car je pose la question, peut-on tirer un trait sur :
1/ Tommy des Who (Opéra rock en deux galettes)
2/ Third de Soft Machine (double album ultime)
3/ La trilogie Larks' Tongues in Aspic, Starless et Bible Black, Red de King Crimson
4/ Le diptyque Rock Bottom/Ruth Is Stranger Than Richard de Wyatt
5/ Les suites en Zappa majeur que sont Waka Jawaka/The Grand Wazoo
6/ Le trio gagnant Meddle/Dark Side Of The Moon/Wish You Were Here
7/ Le double album type au titre sortilège Ummagumma, les points 6 et 7 étant signés Pink Floyd
8/ Exile On Main Street des Stones peut être cité pour les raisons que l’on connaît (merde, un album des Stones période 64-73 c’est du velours).
9/ Et tous les doubles albums qui furent pour leur époque de véritables ovnis :
9-1/ Trout Mask Replica de Captain Beefheart & His Magic Band
9-2/ Yeti et Tanz Der lemminge du collectif fou d’Amon Duül II
9-3/ Metal Music Machine de Lou Reed
9-4/ Tago Mago de Can, pièce maîtresse du krautrock
9-5/ Kobaïa de Magma qui fut froidement accueilli en France (on se demande pourquoi à la  simple évocation de tous ces sombres crétins haranguant les papes hurlants de la variété).
10/ The Wall de Pink Floyd (mineur, un peu mégalo mais c’est tout de même Bob Ezrin aux manettes).
11/ Grateful Dead Live Dead, somptueux témoignage d’un groupe fait pour l’expérience live. 12/ Uncle Meat et 200 Motels de Zappa, le célèbre moustachu ayant livré au monde une imposante et incroyable discographie.
13/ Je ne voudrais pas non plus jeter aux oubliettes de l’esprit encyclopédique les projets de doubles galetés qui furent contraints de sortir en simples mais qui demeurent aujourd’hui des preuves tangibles du génie humain des sixties. Je ne les citerai pas tous, Who’s Next des Qui ? et Berlin de Loud Reed (toujours et encore Bob Ezrin à la production) font figurent d’exemples, de maîtres étalons pour tout amateur de rock normalement constitué.

Dernière petite mise au point :
diptyque ou pas, Kid A et Amnesiac sont deux albums séparés, autonomes, deux approches différentes des fondamentaux réinterprétés depuis par Radiohead. Il me faudrait alors verser à cette liste forcément non exhaustive tous les albums, simples, qui ont marqué l’histoire du rock d’une pierre blanche, entre 1968 et 2000. Bref …
Comme si ces considérations élitistes, bourgeoises et parisiano-grotesques ne suffisaient pas, certains journaux que je ne citerai pas annonce à plein Volume des contres vérités pour le moins étonnantes. Ainsi, lisais-je dernièrement un papier sur Radiohead les qualifiant tout bonnement de Messie si ce qui me choque, non pas que Jésus ne soit pas une icône rock ou hippie, c’est selon, non, je suis gêné : en effet, ce sont les mêmes qui rejetèrent en bloc la thèse selon laquelle le rock est mort avec les défuntes sixties. Or, pas de mort du rock, pas de résurrection ni de messie. D’un autre côté le Messie n’était qu’un fils, petit détail certes, mais qui souligne une ambiguïté finalement assez amusante. Un autre argument fallacieux retint mon attention, les Beatles étaient responsables de la dérive de la pop qui serait soi-disant considérée depuis comme un genre musical forcément baroque, enjoué, naïf et peu enclin à verser dans les sombres tourments qui agitent Radiohead et là je m’insurge. Il est vrai que dans les années 60 on entendait par pop un goût affirmé pour les productions luxueuses, les Beatles accompagnés de George Martin furent à la base de cette révolution esthétique que l’on retrouva après chez nos amis californiens sous le nom de Sunshine Pop. Mais à l’époque, la pop music était aussi un terme générique qui regroupait toutes les familles musicales, tous les genres, du rock psyché au hard en passant par la country, le folk, le progressif… L’amateur pouvait ainsi passer de Black Sabbath (considéré par la presse d’époque comme un groupe pop) à Marvin Gaye. Tout cela était naturel, induit et participait à un vaste mouvement culturel qui concernait d’ailleurs d’autres disciplines artistiques (cinéma, pop art…). Ainsi, rien n’empêche d’inscrire Radiohead dans cette mouvance. D’ailleurs, d’autres artistes comme McCartney jonglèrent habillement entre vignettes souriantes (When I’m 64) et morceaux plus sombres (le tourmenté Monkberry Moon Delight et le très minimaliste Dear Friend, adressé en 71 à son frère ennemi, John Lennon en personne). La pop qui signifie popular est par essence universelle, ouvrant de façon infini le champ des possibles. Rejeter cette prétendue faute sur les Fab Four relève du blasphème, voire du crime de lèse majesty. Abbey Road possède ses moments de grâce, Octopus’s Garden en est la preuve, mais aussi des minutes tendues, pleines de merveilleuses gravités comme dans I Want You (She’s So Heavy). Enfin… Aujourd’hui, Radiohead trouve une place dans les livres sur le rock et je dis why not, pour autant, sacraliser sa discographie au point d’en faire un nirvana inédit et inaccessible me paraît totalement arbitraire et peu réaliste.
Toutes ces pensées se dissipèrent en même temps que la foule, le concert venait de s’achever. Nous quittâmes le ciel étoilé de câbles. Une chose était sûre, malgré les accablants reproches de je fis l’objet alors que chacun partageait ses premières impressions, c'est qu’il fallait mieux susciter le dédain, le mépris, la calme et lente détestation que la plus plate indifférence, car l’indifférence ne peut représenter une posture intellectuelle en soi. On ne peut vouloir participer au débat public et ne pas aller voter. J’avais pour ma part déposer mon bulletin dans l’urne pleine de la rock critic : le non l’emporta ce soir avec une large avance.
Épilogue et dernières pensées.
Je songeais en moi-même à cet ennui profond envoyé par texto à un ami qui, hasard du destin, ironie de l’histoire, buvait ce soir-là un verre avec deux jeunes femmes. Celles-ci narraient avec force détails la vive déception qui fut la leur lors du précédent concert de Radiohead. Quelque jour plus tard une chronique pour le mois officielle fit l’effet d’une bombe, balayant mes certitudes sur la presse rock indépendante, et acheva de me convaincre : une journaliste, une femme (de goût) chose rare pour être soulignée, avait alors vivement manifesté ses doutes face à la qualité du concert de Bercy, ses mots était durs pour le groupe, doux pour mon âme car dans ce cri du cœur pesé et argumenté, il y avait la vérité, la mienne, celle que nous partageâmes alors pour la postérité et les générations futures qui écouteraient alors les pavetons larmoyants de Radiohead avec une oreille forcément plus (rock) critique.

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