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John Edgar Wideman : Ecrire pour sauver une vie

Par Gangoueus @lareus

John Edgar Wideman : Ecrire pour sauver une vie

Source Diacritik


J’ai commencé la lecture de ce roman en septembre dernier. Mettre autant de temps pour lire un livre n'est pas un signe positif. Il y a une explication : étant embarqué dans un comité de lecture, j’ai dû mettre en veilleuse cette œuvre passionnante de l’américain John Edgar Wideman. Disons-le, ça fait un bout de temps que je souhaitais lire ce romancier américain. Un homme présent dans la plupart des chroniques françaises nous introduisant à la littérature américaine moderne. Dans ces papiers-là, le style de Wideman est décrit comme exigeant voire hermétique. L’avis qui comptait le plus au moment où je me lançais dans cette lecture fut celui du critique et écrivain congolais Ramcy Kabuya.
Ecrire pour sauver une vie, Prix Fémina du roman étranger 2017, était le bon roman pour aborder l’écrivain américain à la mine sévère. Parce que le dossier Till qui fait l’objet de son travail littéraire me parle. Le dossier Louis Till. Et pour cause. Qui a suivi les grands événements liés aux mouvements civiques aux Etats Unis d'Amérique, dans les années 50-60, connait trois faits divers retentissants qui ont eu un écho dépassant les frontières américaines : l’assassinat de Medgar Evers, l’attentat à la bombe dans une église noire de Birmingham qui tua quatre fillettes et l’assassinat d’Emmett Till. Ce dernier a 14 ans quand il est tué et jeté dans une rivière pour avoir abordé une femme blanche quelque part dans le Mississipi. L’adolescent est basé à Chicago et il est venu séjourner dans cet état où la ségrégation raciale et ses lois Jim Crow vivent de belles heures. L’acquittement en première instance de ses assassins clairement identifiés soulève un tollé général au point qu’un second procès est organisé. C’est alors qu’une fuite rend public le dossier de Louis Till, le père d’Emmett, pendu en Italie durant la seconde guerre mondiale pour fait de viol et assassinat… Par une logique assez désarmante aujourd’hui, cet élément a été suffisant pour ajourner le second procès.
C’est à ce niveau qu’intervient John Edgar Wideman. La faute du père a servià valider dans la démarche de ces esprits bien-pensants la faute supposée du fils. Wideman s’investit donc dans une quête pour comprendre à la fois qui est le père à savoir Louis Till, et qui est le fils de manière accessoire. Dans le fond, l’histoire d’Emmett Till est assez connue. L’engagement de sa mère a donné lieu à un des premiers axes forts des mouvements civiques. Le cas de Louis Till est par contre méconnu. Wideman reconstruit l’histoire du père dans ses étapes assez brèves car dans le fond, Louis Till meurt très jeune, à 22 ans.

Wideman s’inscrit dans l’histoire américaine

Je savais en abordant ce roman que l’auteur avait une approche très narcissique. Ainsi, dans cette œuvre, on le voit intervenir dans cette docu-fiction qui est également une forme d’autofiction. Du moins, c’est comme cela que je percevais les choses en début de lecture. Wideman ne s’efface pas au profit de sa narration. Il y a une bonne raison à cela. Il est né en 1941 comme Emmett Till. Ainsi quand il raconte de manière assez prude ses premiers émois face à Latrisha, une adolescente de Pittsburgh beaucoup plus éclairée sur la question sexuelle, c’est pour mieux se poser la question de savoir si Emmett a seulement fait cette expérience. Ayant grandi dans une famille noire de Pittsburgh avec des parents au teint clair du côté de sa mère, il nous conte quelques éléments clés de son histoire familiale en alternant avec l’histoire des Till, du père ébouillanté par sa femme en colère, du père confronté à une société raciale et raciste même à Chicago, du père qui doit se mobiliser pour aller à un front où les soldats noirs sont soumis à des tâches secondaires. Bien que différente, Wideman raconte son histoire et de celle de son père… Celles des pères américains de race noire.

Wideman décrit le caractère oppressif d’un système raciste

L’étude du dossier Till, le vrai dossier n’est pas une fiction. L’écrivain a eu le document entre les mains. Mais on sent tout de suite que l’acuité de l’écrivain lui permet de saisir que ce qu’il a entre les mains est une fiction. Un mensonge construit de toutes pièces. Le jeu entre le mensonge et la vérité est donc intéressant sinon dramatique quand comme un critique littéraire, l’écrivain lit entre les lignes de la narration qui lui est proposée. Une narration où Till est le seul protagoniste qui n’a pas la parole. Wideman raconte donc la procédure, les acteurs, les témoins à charge, la politique militaire américaine de l’époque et la fuite orchestré des éléments du dossier. J’aimerais dire que Wideman ne fait pas une démonstration catégorique. Et le lecteur que je suis s’est parfois demandé si l’auteur est objectif dans la retranscription des faits. Il me semble en terminant ce roman que l’objectivité est simplement impossible.

Wideman sur la violence faite aux cadavres noirs ou de noirs

J’aimerais précisé un point : qu’on ne se méprenne pas, il n’y aucun misérabilisme dans le propos de Wideman et c’est à mon avis ce qui est très impressionnant quand on aborde cet auteur sur des sujets aussi délicats. Il ne cherche pas à justifier une position. Et son égo sur-dimensionné est là pour le rappeler. Il est un grand écrivain qui voit du monde, circule dans le monde mais qui s’exprimer sur la violence systémique qui s’abat sur les mâles noirs aux Etats Unis. On peut certes survivre en composant avec le système. Mais il peut s’abattre sur des générations d'hommes comme les Till. Trop fiers? Trop arrogants ? Trop dignes ? Les mères n’y peuvent pas grand-chose. Elles composent. On en a froid dans le dos. La dernière partie du roman ou du récit est la plus troublante. Au-delà du dossier Till, l'auteur se positionne. Les mots de Ta-Néhisi Coates, sa colère à La Grande librairie pour traduire la violence très actuelle faite aux corps noirs, me reviennent alors à l’esprit. Cet acharnement d’un père à essayer d’expliquer à son fils ce qu’est vraiment l’Amérique pour un noir. Un peu comme le spectaculaire clip de Childish Gambino : This is America.
Ces fragments  pour étayer les ruines, comme les appela un poète emprisonné. Les mots ont-ils le pouvoir de créer plus vie? De se déployer assez loin en arrière ou  vers l'avant pour me permettre de pénétrer le silence de Louis Till ? Le mien?  Les mots qui figurent sur ces pages. Mon dossier. Mon histoire. Ces mots que je traque pour représenter une vie. Qui ouvrira le dossier ? Lira les mots ? Que diront-ils de moi, de nous, une fois que je serai réduit au silence, comme toi, Louis Till ?
Ecrire pour sauver une vie. John Edgar Wideman. P.205, Gallimard
Celui qui se tiendrait à côté de la tombe de Louis Till aujourd'hui, qu'entendrait-il? Sans doute pas les pleurs que je gardai au fond de moi. Entendrait-il le sang? Le flot sonore du sang, un fleuve qui divise l'humanité. Le sang de crimes commis en Italie. De crimes commis dans le Mississipi. Sang profond. Sang coupable. Sang de Till. 
Ecrire pour sauver une vie. John Edgar Wideman. P.217, Gallimard
L’hommage fait aux Till a avant tout une fonction : « sauver sa vie » face une violence qui vous travaille votre corps vivant mais continue cet acharnement sur les restes de corps et la descendance.
John Edgar Wideman, Ecrire pour sauver une vie
Le dossier Louis Till
Editions Gallimard, Collection Monde Entier, 224 pages, traduit de l'américain par Catherine Richard-Mas.
Prix Fémina Etranger 2018

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