Jean-Michel Espitallier, que l’on connaît bien comme explorateur de la nouvelle poésie française est lui-même « "enfant terrible de la poésie française" - selon l'universitaire canadien John Stout [et il] reste un franc-tireur, inclassable, atypique et volontiers iconoclaste dans son travail comme dans son parcours. » (source)
Il donne aujourd’hui La première année, un texte profondément émouvant sur la disparition de sa compagne, Marina, le 5 février 2015. Un texte qui est aussi une grande interrogation sur le temps « parce que le temps, qui est la grande affaire de la vie, est aussi celle de la perte, de la mort et du deuil). » (p.7)
Un être très proche de nous meurt, et alors apparaît dans les évolutions des mois qui suivent quelque chose que nous croyons discerner, qui - quel que soit le plaisir que nous aurions pris à le partager avec lui - ne peut s'épanouir qu'à travers son absence. Nous le saluons finalement dans une langue qu'il ne comprend déjà plus.
Walter BENJAMIN, « En berne », Sens unique
Le début de la vie sans toi.
L'épreuve de l'absence après l'épreuve de la mort. Et maintenant ?
Ta mort m'a désintégré. Il me faut à présent intégrer cette désintégration. Me reconstruire avec du déconstruit (Osiris).
Aujourd'hui, plénitude, pulsion de vie tout entière mobilisée à la perspective heureuse de ma propre mort. Parce que la mort, de toute façon, nous sauvera de tout (y compris de la mort).
14 février. Encore un jour qui te prive de vivre. Un jour de punition (ta punition me punit).
Ce matin, au réveil, j'ai eu une crampe au mollet droit. Terrible, très douloureuse. Tu avais des crampes aux mollets. Terribles, très douloureuses. Aux mains. Terribles, très douloureuses. Aux pieds. Terribles, très douloureuses. Alors cette crampe fulgurante, terrible, très douloureuse, me procure un court instant de communion avec toi. Je porte ma croix. Je t'aide à porter la tienne.
Début du temps photographique. Je passe ces premières journées de grand vide à fixer des photos de toi. C'est mon unique occupation. Mais au fil des jours, les photos s'interposent au souvenir pourtant si proche que je conserve de toi avant l'agonie. C'est bien là toute la limite de la photographie, qui fait écran au réel et l'englue dans son fixateur en cherchant à le reproduire (pas de son, pas d'odeur, pas de goût, aucune sensation physique, point de chaleur du soleil sur le bras, point de bruits du ferronnier dans la médina, à Tanger, aucun parfum de coriandre flottant dans l'air poivré du marché de la rue de l'Amérique-du-Sud, temporalité vitrifiée). Or, la vie n'est qu'un enchaînement de vitesses à régimes variables, timbres et sons éparpillés, angles de vue changeants, panoptiques ou ébréchés, mouvements brouillons, pelotes d'odeurs et de parfums, nœuds d'impressions, miroirs sans tain, désordres, flous, plis, faisceaux de temporalités, tuilages. Par exemple, sur cette photo prise dans les jardins de la Mandoubia, à Tanger, en février 2012, nous ne pouvons voir à quoi tu penses ni ce que tu ressens, et la température de l'air ne nous est donnée qu'approximativement (ciel bleu, mais tu es en manteau). Et rien ne transparaît des souffrances occasionnées par un chapelet d'aphtes qui torturent ta bouche. Dans son immobilité, sa temporalité figée, son silence, toute photo n'est qu'une paresseuse évocation, un rappel (la valeur d'un post-it). Dépourvue de tout ce qui fait que l'on est en vie.
J'écris pour une raison similaire. Fixer et préciser des événements avant qu'ils ne s'estompent et sombrent dans l’oubli. Au risque ici aussi d’en essuyer la buée qui les auréole, leur donne toute leur épaisseur, leur relief, leur flouté. Leur poids de vie.
Sur la plupart des photos, ton sourire éclatant laisse apparaître tes jolies dents. Dans mon cauchemar, j'imagine qu'elles ont dû brûler, au crématorium, comme le reste de ton corps, attaquées par les flammes, agressées sans ménagement, massacrées, réduites en cendre.
Comme tes beaux yeux marron (je disais « tes yeux écureuil ») ont dû fondre dans les 85o degrés du four crématoire.
Mon insondable tristesse enroulée dans mon incommensurable épouvante.
J'écoute beaucoup de musique parce que la musique c'est du temps (tempo), du temps qui passe (un passe-temps) et que l'on a sur ce temps-là le pouvoir de le rejouer, de le recommencer, de (se) le repasser.
Puissance invasive de la catastrophe. État de maladie, fièvre, handicap lourd. Une cécité. Un poids de nuit. D'obscurité. Habiter le temps en ses franges (dissout vers ses franges), sa lisière (ses zones grises). (Relisant plus tard cette phrase, je ne sais précisément quel sens lui donner. Cette imprécision a du sens.)
Même la petite boîte métallique de pastilles à la menthe que je découvre au fond de ton sac est d'une belle élégance. Je peux encore récupérer des traces tangibles de tes derniers moments de vie, chercher dans tes poches, y trouver un kleenex, une pièce de monnaie, un reçu, un petit scoubidou qui racontent des épisodes aisément identifiables, datables, les traces de micro-événements, les dernières semaines d'avant la catastrophe. D'avant l'interruption. Par leur action (par l'action de leur inaction), ces indices te font disparaître de la vie, de ta vie si proche encore et déjà si lointaine. Ils fixent ta vie récente dans le temps éternel de l'avant. Ces apparitions sont des disparitions.
Des pellicules de vie en dépôt. En suspens.
Une heure cinquante-huit : tu ne respires plus. Un événement. L'événement. Le gigantesque événement. Le plus grand événement du monde. Le son de ta mort.
Ta mort a arrêté le temps. Désormais un temps nouveau s'est installé et c'est le temps de notre éloignement. Le temps de ta disparition.
Le temps qui devrait, à ce qu'on me dit, cicatriser ma plaie, est donc un temps d'espoir. Mais comment espérer quand chaque seconde qui m'entraîne vers cet apaisement m'éloigne de toi ? Me sépare de nous ? Repousse ma désormais ancienne vie ?
Si j'écris que tu es ailleurs, si je dis que tu es absente, je te fais exister dans cet emploi du verbe « être » au présent de l'indicatif. Mais ce que je fais exister de toi est, à jamais, ta non-existence.
16 février. Aujourd'hui, le seul événement est : encore un jour sans toi.
Jean-Michel Espitallier, La première année, éditions Inculte, 2018, 185 p., 17,90€, pp. 77 à 80. (Attention : parution le 22 Août 2018)
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