L’écriture d’une œuvre telle que Les yeux dans les arbres exige deux conditions. La première : connaître l’Afrique de l’intérieur. La deuxième : être poète. Quel livre, mes amis! Bouleversant.
Le pasteur Price obtient un mandat d’un an dans un village reculé du Congo. Il y part avec sa femme et ses quatre filles qui n’ont pas demandé, elles, à sauver les âmes des Africains. Mais ont-elles le choix? Elles suivent. Tout dans cette expérience est un choc auquel chacun des membres de la famille s’adaptera à sa façon. Cette œuvre est aussi une illustration magistrale de la collision frontale que fut la rencontre de l’Occident et de l’Afrique au temps des grandes explorations, des cicatrices profondes qui en ont résulté et que des puissances telles que l’Amérique ont continué à envenimer après l’accession à l’indépendance des anciennes colonies.
J’en arrive à penser que je vis au milieu d’hommes et de femmes qui ont compris de tout temps que leur existence entière avait moins de valeur qu’une banane pour la plupart des Blancs.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi, chantaient-elles, ces mères qui chancelaient le long de notre route à la suite de petits cadavres étroitement empaquetés, ces mères qui se traînaient erratiques sur les genoux, la bouche béante comme une déchirure dans une moustiquaire. Cette béance! Ce trou déchiqueté dans leurs esprits qui laissait entrer et sortir ces envols de petits supplices. Mères aux yeux serrés fort, sombres muscles des joues nouées, têtes battant d’un côté sur l’autre tandis qu’elles passaient.
Le style de Barbara Kingsolver est époustouflant de créativité, de poésie et aussi d’humour, merveilleusement traduit de l’américain par Guillemette Belleteste. La mère et chacune des filles sont tour à tour narratrices et chacune des cinq possède une voix singulière, reconnaissable dès les premières lignes. Lorsqu’on écrit soi-même, on sait ce que ça exige, combien il faut habiter et aimer chacun de ses personnages. Un tour de force.
Ce bouquin est un grand roman. Un bonheur de lecture rare.
Barbara Kingsolver, Les yeux dans les arbres, Rivages, 2001, 660 pages.
