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la renonciation

Par Jmlire
la renonciation

" Et je l'ai vue aussi cette cour peu sincère,

À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,

Des crimes de Néron approuver les horreurs ;

Je l'ai vue à genoux consacrer ses fureurs.

Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,

Paulin : je me propose un plus noble théâtre ;

Et sans prêter l'oreille à la voix des flatteurs,

Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs.

Vous me l'avez promis. Le respect et la crainte

Ferment autour de moi le passage à la plainte ;

Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux,

Je vous ai demandé des oreilles, des yeux.

J'ai mis même à ce prix mon amitié secrète :

J'ai voulu que des cœurs vous fussiez l'interprète,

Qu'au travers des flatteurs votre sincérité

Fît toujours jusqu'à moi passer la vérité.

Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère ?

Rome lui sera t-elle indulgente ou sévère ?

Dois-je croire qu'assise au trône des Césars

Une si belle reine offensât ses regards ?

Paulin

N'en doutez point, Seigneur. Soit raison, soit caprice,

Rome ne l'attend point pour son impératrice.

On sait qu'elle est charmante ; et de si belles mains

Semblent vous demander l'empire des humains.

Elle a même, dit-on, le cœur d'une Romaine ;

Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.

Rome, par une loi qui ne se peut changer

n'admet avec son sang aucun sang étranger,

Et ne reconnaît point les fruits illégitimes

Qui naissent d'un hymen contraire à ses maximes.

D'ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,

Rome à ce nom si noble et si saint autrefois,

Attacha pour jamais une haine puissante ;

Et quoiqu'à ses Césars fidèle, obéissante,

Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté,

Survit dans tous les cœurs après la liberté.

Jules, qui le premier la soumit à ses armes,

Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,

Brûla pour Cléopâtre, et, sans se déclarer,

Seule dans l'Orient la laissa soupirer.

Antoine qui l'aimât jusqu'à l'idolâtrie,

Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie

Sans oser toutefois se nommer son époux,

Rome l'alla chercher jusques à ses genoux,

Et ne désarma point sa fureur vengeresse,

Qu'elle n'eut accablé l'amant et la maîtresse.

Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,

Monstres dont à regret je cite ici le nom,

Et qui ne conservant que la figure d'homme,

Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,

Ont craint cette loi seule, et n'ont point à nos yeux

Allumé le flambeau d'un hymen odieux.

Vous m'avez commandé sur tout d'être sincère.

De l'affranchi Pallas nous avons vu le frère,

Des fers de Claudius Félix encor flétri,

De deux reines, Seigneur, devenir le mari ;

Et s'il faut jusqu'au bout que je vous obéisse,

Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.

Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,

Faire entrer une reine au lit de nos Césars,

Tandis que l'Orient dans le lit de ses reines

Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ?

C'est ce que les Romains pensent de votre amour ;

Et je ne réponds pas, avant la fin du jour,

Que le Sénat, chargé des vœux de tout l'empire,

Ne vous redise ici ce que je viens de dire ;

Et que Rome avec lui tombant à vos genoux,

Ne vous demande un choix digne d'elle et de vous.

Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse.

Titus

Hélas ! à quel amour on veut que je renonce !

Racine : extrait de "Bérénice" 1670

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