André Grabar, dans un article important1, fait remonter « les origines de l’esthétique médiévale » à Plotin qui, rompant avec la vision classique de l’Antiquité, n’aurait plus conçu l’image comme mimesis mais comme une expérience métaphysique, un moyen de créer ce contact ineffable avec le Nούς qu’elle est censée refléter2.
Que devrait être une œuvre d’art, selon Plotin ? Un passage de la quatrième ennéade3 en donne un aperçu synthétique : « Les anciens sages qui ont voulu se rendre les dieux présents en construisant des temples et des statues me paraissent avoir bien vu la nature de l’univers ; ils ont compris qu’il est toujours facile d’attirer l’âme universelle, mais qu’il est particulièrement aisé de la retenir, en construisant un objet disposé à subir son influence et à en recevoir la participation. Or, la représentation imagée d’une chose est toujours disposée à subir l’influence de son modèle, elle est comme un miroir capable d’en saisir l’apparence. »4
L’image, miroir de la chose représentée, participe de son modèle, en vertu du principe stoïcien de la sympathie universelle. Toute chose est dotée d’une âme et l’univers entier est animé. Pour Plotin, le principe supérieur, le Νούς – l’Intelligence ou l’Esprit– réalise l’union de toutes les réalités intelligibles ; et le phénomène de la sympathie, qui unit les différentes parties du monde sensible, est une image affaiblie de cette union parfaite. Ce reflet du Νούς est la seule chose réelle que l’on trouve dans le monde visible, tout le reste n’est que matière pure, c’est-à-dire néant.
On remarquera que l’image néoplatonicienne a une fonction théurgique qui lui permet d’ « attirer » et de « retenir » l’âme universelle, sous l’aspect de divinités statuaires conçues comme des émanations de celle-ci. Cette captation spirituelle des dieux assimile la théurgie néoplatonicienne à une technique de possession adorciste. André Grabar n’a pas relevé cette donnée. Il affirme que l’art byzantin, entre le IVe et XVe siècle, provient d’une vision néoplatonicienne qui « a probablement contribué à concentrer le programme iconographique byzantin sur les sujets théophaniques, aussi utiles qu’admirables, et d’en exclure – ou presque – les thèmes infernaux et diaboliques. »5 Cependant, s’il est vrai que l’art byzantin n’a jamais été horrifique ni grimaçant, il n’est pas certain qu’il le doive spécialement au néoplatonisme dont la théurgie, et plus précisément sa dimension télestique, repose sur une démonologie où se mêlent les bons et et les mauvais daimones6.
Pour le néoplatonisme l’œuvre d’art serait un instrument d’approche pour connaître le Νούς. Cette conception remet en question l’art figuratif traditionnel dont l’unique fonction était d’imiter l’apparence des choses. La doctrine de Plotin favorise une forme d’abstraction artistique qui accentue l’écart entre la nature et l’image. De même, on assiste à une conversion du regard du spectateur : la beauté, reflétée par l’oeuvre, ne se laisse saisir que par ce que Plotin nomme « l’œil intérieur » (hé éndon blépei) et non par « les yeux du corps ».
L’art iconique du christianisme byzantin reprend ainsi la théorie de l’optique plotinienne. Où la vue a-t-elle lieu ? Est-ce dans l’œil et dans l’âme de l’observateur ? ou à l’endroit où se trouve l’objet observé et que la lumière de l’œil reproduit ?
Un extrait de la quatrième ennéade est ici particulièrement éloquent : « Les sensations ne sont pas des figures ni des empreintes qui se produiraient dans l’âme […] ; car, selon nous, il ne se produit point dans l’âme d’empreinte de l’objet sensible qui y dessinerait sa forme. […] Lorsque nous percevons un objet quelconque par la vue, il est clair que nous le voyons toujours à distance et nous nous appliquons à lui par la vision. L’impression a lieu évidemment à l’endroit où est l’objet, et [l’âme] ne voit pas parce qu’elle est modelée par l’objet comme de la cire ou par un cachet. Car elle n’aurait pas à regarder dehors, si elle avait en elle la forme de l’objet qu’elle voit. »7
André Grabar
souligne le grand intérêt de ce passage pour comprendre l’art qui, dans la Basse Antiquité et au début du Moyen Âge, propose souvent deux types curieux de perspective. D’une part, la perspective inversée dans laquelle l’objet représenté s’agrandit ou s’élargit à mesure qu’augmente la distance avec le spectateur ; et, d’autre part, la perspective rayonnante de certaines images qui semblent vues d’en haut et dans laquelle on fait converger vers un point central les raccourcis de tous les objets.Cet extrait de Plotin justifie le choix de ces perspectives. En effet, puisque le phénomène de la vue se produit dans l’objet observé, l’artiste conçoit son image en partant de l’objet figuré.
Dans son article, André Grabar s’inspire de l’interprétation d’Émile Bréhier8 pour expliquer la notion plotinienne de « vision intellectuelle ».
Pour Plotin, le rôle de l’image est d’offrir une vision du Νούς, c’est-à-dire une vision intellectuelle de la réalité intelligible. Le regard contemplatif nous permet d’appréhender l’ordre spirituel qui, endonnant sa forme à la matière, se reflète en elle : le monde devient transparent à l’esprit. Plotin, en reprenant une thèse platonicienne, décrit l’opération mentale selon laquelle la vision se fait par un contact entre la lumière extérieure et la lumière intérieure à l’œil. Il suppose que cette séparation entre les deux lumières est supprimée dans la contemplation, qu’elles deviennent transparentes l’une pour l’autre et qu’elles se compénètrent. De même, alors que la lumière est normalement arrêtée et reflétée par les objets solides, il prétend que cette solidité disparaît aussi et que la transparence des objets devient absolue : tous les objets se pénètrent sans se limiter et sans limiter la lumière9.
La vision physique donne lieu à une étendue spatiale qui sépare l’observateur et la chose observée. Dans la vision intellectuelle de Plotin, cette extériorité est supprimée, en même temps que s’estompe la conscience de soi : « Il n’y a pas un point où l’on puisse fixer ses propres limites, de manière à dire : jusque là, c’est moi. »10
Dans l’état contemplatif, toute l’énergie est focalisée sur l’objet contemplé : le conscience subjective du regardeur devient l’objet regardé et s’offre à lui comme une matière informée. Ainsi, pour voir, il faut perdre la conscience de voir. Pour voir en pleine conscience intellectuelle, il nous faut instaurer un mouvement alternatif de rétraction et d’expansion qui ouvre la perspective d’un savoir unifiant.
Pour Plotin, la vraie connaissance n’est pas liée à un processus cognitif de type spéculatif mais à une expérience unitive où la vision provoque la présence divine : « la sagesse des dieux et bienheureux ne s’exprime pas par des propositions mais par de belles images. »11 Les hiéroglyphes pictographiques égyptiens permettaient la saisie immédiate de l’objet mais, l’écriture des Gréco-Romains n’offrant plus cette possibilité, l’art vient proposer la perception intellectuelle de l’image.
Si l’art de la Basse Antiquité commença dès le IIIe siècle, au temps de Plotin (205-270), il s’affirma surtout dans les siècles suivants, depuis Constantin (272-337) jusqu’aux premiers Basileis iconolastes du VIIe siècle ; durant cette période abondent les exemples des procédés et formes qu’André Grabar a cru pouvoir rapprocher des idées plotiniennes. Selon l’hypothèse de notre historien,c’est dans « l’œuvre chrétienne de la Basse Antiquité que se manifestent les tendances nouvelles de cet art qui auraient trouvé un commentaire idéologique chez Plotin. »12
André Grabar observe que Plotin avait une expérience personnelle des religions mystiques de son temps – probablement celle d’Isis-Osiris, comme l’a montré Franz Cumont13 – et que « ses descriptions d’une contemplation de l’Intelligible ont pour point de départ la pratique de la contemplation "seul à seul", par le néophyte en voie de consécration, de l'effigie mystérieuse de la divinité, au fond du sanctuaire. »14 La vision intellectuelle serait donc une forme extatique d'illumination, une « contemplation [qui] n’est point un spectacle, mais une autre forme de vision, l’extase. »15
Considérant que toutes ces analogies avec les religions à mystères justifient son hypothèse, André Grabar peut donc conclure : « Bref, si, comme je viens de le rappeler, le philosophe a dû puiser dans ses souvenirs des contemplations mystiques par les adeptes d’Isis, et d’autres pratiques analogues des théophanies, pour décrire la contemplation de l’Intelligible, ces écrits à leur tour peuvent nous aider à interpréter des œuvres d’art qui semblent appeler ou refléter des expériences mystiques comparables aux siennes ».
Mais comment peut-on affirmer, comme une évidence, que l’expérience mystique chrétienne est « comparable » à celle des mystères grecs ? et s’il s’avérait que ces deux mystiques étaient inconciliables, « l’hypothèse Grabar » n’en serait-elle pas remise en question ?
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1 René Huyghe s’en inspire explicitement dans son ouvrage L’Art et l’Âme, Paris, Flammarion, 1960, p. 98 et 168.
2 Cf. « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale », article paru dans les Cahiers archéologiques, 1, 1945, pp. 16-34. Repris in André Grabar, L’Art de la fin de l’Antiquité et du Moyen Âge, vol. I, Collège de France, 1968, et plus récemment, in André Grabar, Les origines de l’esthétique médiévale, Macula, 1992.
3 Plotin, Ennéades, IV, 3, 11.
4 La traduction est d’Émile Bréhier, Ennéades (7 vol.), Paris, Les Belles Lettres[1924-1938]). C’est André Grabar qui souligne.
5 Cf. André Grabar, « Le message de l’art byzantin », article publié dans le catalogue de l’exposition du Conseil de l’Europe consacrée à l’art byzantin, Athènes, 1964. Repris in L’Art de la fin de l’Antiquité et du Moyen Âge, vol. I, Collège de France, 1968 ; et, plus récemment, in André Grabar, Les origines de l’esthétique médiévale, Macula, 1992, p. 22.
6 Cf. Eric Robertson Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of California Press, 1951. Traduit enfrançais par Michael Gibson : Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Flammarion, 1977.
7Ennéades, IV, 6, 2. Citation coupée et soulignée par André Grabar.
8 Émile Bréhier, La Philosophie de Plotin, Paris, Boivin & Cie Éditeurs, 1928.
9Ennéades, V, 8, 4, 4-11.
10Ennéades, VI, 5, 7.
11Ennéades, V, 8, 5.
12 André Grabar, « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale », in Les origines de l’esthétique médiévale, Macula, 1992, p. 55.
13 Franz Cumont, Monuments de laFondation Eugène Piot, XXIX, 1921, pp. 77-92.
14 André Grabar, « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale », in Les origines de l’esthétique médiévale, Macula, 1992, p. 52.