Le rapport à l’espace est ancien et important chez Michel Collot ; il suffit de reprendre ses livres sur « la structure d’horizon » (PUF, 1989) ou « la Pensée paysage » (Actes Sud/ENSP, 2011), par exemple. En ce sens, le titre de ce livre de poèmes enfonce le clou : la poésie exprime notre rapport au monde, dans le même geste poétique, elle est une exploration de soi et du dehors. C’est viser, ou saisir, pour Collot, « un certain accord entre moi et le monde, entre le ciel et la terre, entre la nature et les hommes », ne serait-ce que « le temps d’un instant », un « moment d’adhésion fugitive » (p9). Il y a la brièveté et la fragilité (de soi, du monde), mais cette poésie est tournée vers le bonheur, malgré tout. On trouve une expression assez ramassée de cette expérience, entre éblouissement et extase, à la fin d’un poème sur une marche en montagne : « Je ne fais plus qu’un avec la chair radieuse du monde. » (p39) Au détour d’une page, le poète se revendique clairement du côté du lyrisme, mais en redéfinissant celui-ci de manière particulière : « L’écriture du paysage (…) participe dès lors du lyrisme, qui n’est plus, et n’a sans doute jamais été, l’expression du moi, mais celle d’un sujet hors de soi qui explore son propre inconnu à travers l’étrangeté du monde et des mots. » (p12)
Dans le titre, on aura noté le pluriel « des lieux » : il ne s’agit donc pas ici de tenter d’épuiser un lieu d’élection, comme dans une certaine mesure du Bouchet à Truinas par exemple. Collot nous place face à une multiplicité de paysages, regroupés par familles selon les sections du livre. Ce qui reste constant, c’est l’écriture de l’expérience ou de l’émotion ressenties ; il n’est donc pas étonnant de voir exprimé le goût du voyage, « comme si j’avais besoin d’aller partout faire l’épreuve de ma relation intime au monde »(p13), pour favoriser et multiplier cette « rencontre entre le moi, le monde et les mots, qui fait du lieu un paysage » (p88).
Les parties du livre sérient donc ces expériences en même temps qu’elles montrent la complexité et la variété de nos relations possibles au dehors. Dans Impressions méditerranéennes (pp19 à 30) domine le rapport à la nature du Sud et le poème mêle description, rêverie, sensation. C’est aussi la nature qui prime dans Eaux et montagnes (pp 13 à 44), avec une part plus grande accordée au corps, le marcheur éprouvant le paysage autant qu’il le voit. Mais dans ces deux sections, un relevé précis des termes « phrase, mot, poème, écriture, parole », notamment en fin de texte, montrerait qu’il n’y a pas séparation entre l’éprouvé et l’écrit mais bien plutôt une sorte de glissement ou de nourrissement de l’un à l’autre ou de l’un par l’autre.
La ville n’est pas oubliée. Dans Fleurs de fer (pp 45 à 50) et Urbanités (pp 51 à 70), l’espace parisien est contrasté ; il est souvent anxiogène, marqué par le vertige, l’enfermement, la verticalité et l’alignement. Il va falloir saisir la poésie au vol, comme une « furtive déchirure entre les lignes » (p65), le plus souvent grâce à une lumière particulière, celle de l’aube par exemple (pp55, 56, 58…), ou bien par une rencontre inattendue dans l’anonymat de la foule : « Tant de visages fermés jusqu’à ce qu’entre deux portes l’éclair d’un sourire soudain donne corps à l’espoir. » (p65)
Les autres parties du livre présentent des perspectives différentes, dont chacune, développée plus longuement, pourrait faire l’objet d’un livre à elle seule. Dans Autobiogéographie (pp7 à 18), c’est le rapport entre le paysage et le temps : le lieu peut être porteur d’une mémoire personnelle, notamment d’enfance. « Avec les paysages font retour bien des visages et des noms depuis longtemps oubliés » (p18). D’une autre scène (pp71 à 84) nous fait basculer dans le monde du rêve où l’espace est susceptible de déformations, mutations brusques, métamorphoses. Le rapport du corps au dehors change aussi et devient plein de surprises souvent cocasses, dont l’auteur s’amuse : « Après avoir salué, je saute de l’estrade, qui est assez haute, et, au lieu de retomber sur le sol, je reste en l’air et m’y maintiens un long moment en battant des jambes. Puis, imitant les mouvements de la brasse, je fais en nageant le tour de l’assistance, qui admire et applaudit. » (p77)
Lieux à l’œuvre (pp99 à 123), la dernière section, ouvre encore un autre chantier : le poète n’est plus seul, dans un rapport direct au paysage, il interroge l’œuvre d’un(e) artiste (photographe, peintre…) pour lequel la relation à l’espace, la « texture de la terre » (p43) est déterminante. Ces pages sont donc plus réflexives, mais non moins sensibles, pour tenter de capter à chaque fois un regard et un travail singuliers. Ainsi pour les œuvres de Constable, Tal Coat, Rafols-Casamada, Gardair, Le Corf, Noblet, Iznardo, Savey, Ghesquière… un peu comme si le poète retrouvait une confrérie de créateurs, ou pour le moins un réseau d’artistes, qui partagent son parti pris des lieux.
Antoine Emaz
Michel Collot, Le parti pris des lieux, Editions La lettre volée, 2018, 126 p., 19€.