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(Note de lecture), Jean-Michel Espitallier, "La Première Année", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Jean-Michel Espitallier  la première année« Ce livre est le récit de la mort de Marina, ma compagne, survenue le 3 février 2015, puis le journal de ma première année de deuil », avise Jean-Michel Espitallier en ouverture. Un récit dont l’écriture débute le jour où eurent lieu les attentats meurtriers contre la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, et cette rencontre, provoquée (et non coïncidée), des Histoires, est une façon délicate de faire entrer la mort de sa compagne dans l’Histoire, car la mort de l’être aimé, néanmoins, entre dans l’Histoire de chacun. Il s’ensuit alors « une gigantesque information avec des petits mots de rien du tout et quelques articulations syntaxiques banales : tu vas mourir », qu’écrit celui qui sait, lucide dans sa douleur, sait qu’il fait la narration de « l’anodin et [du] fondamental », mais qui relève et mesure à l’aune du vide l’immense vie dans les détails et les moindres gestes du quotidien, « Rester accroché à la vie en s’accrochant (en s’arrimant) à l’insignifiance de ces petits événements ».
Récit-journal en lambeaux de proses de l’accompagnement vers la mort, de la mort et de la séparation dans le deuil, le livre est autant une confession avouée (« une fringale de confession, en toute indécence… ») qu’une consolation contre la mort (« … Rien ne me procure davantage de consolation, et quasiment de plaisir, que d’évoquer ta mort ») ; aussi un tombeau, « le monument c’est ce livre ». Ainsi érigé en monument, ce livre nous rappelle Mallarmé, qui dans Pour un tombeau d’Anatole, notait :

« Je ne peux pas croire
à tout ce qui s’est
passé —
—— Le
   recommencer en
esprit au-delà —
   l’ensevelissement
   etc — »
La gageure majeure de l’écrivain : écrire l’inacceptable parce qu’indicible, informulable, inénarrable : inécrivable. Tenter néanmoins de l’écrire en état brut d’émotion.
Un journal en huis-clos, intimiste, où rien ne filtre d’autre de la vie de l’auteur que ce qui se rapporte à la mort et au deuil. Le lecteur de Jean-Michel Espitallier, sauf à de rares moments, ne retrouvera pas le formaliste fantasque, le technicien ludique, l’explorateur verbal ou l’infatigable énumérateur (sauf en toute fin, on y reviendra), ni celui qui observe les événements du monde d’un regard distancié et critique, parfois ironique tantôt malicieux, ni l’auteur dadasophique d’un tractatus sur la vie et la mort auquel La Première Année semble cependant et étrangement répondre (« 146. La vie sera alors considérée comme étant le passé de la mort, et, en quelque sorte, la salle d’archive de la mort »: La Première Année est-elle une archive de la mort ?...), et qu’on peut relire (ou lire si ce n’est déjà fait) en regard ; non, le lecteur lira un auteur dépouillé de ses intentions littéraires habituelles, son cœur mis à nu. Si son livre est un témoignage à vif, Jean-Michel Espitallier, qui dans l’écriture s’adresse toujours directement à sa compagne, même après sa mort, répondant à l’irrépressible nécessité de parler de l’absentée, « besoin de parler de toi, de ta maladie, de ta mort, à n’importe qui (un chauffeur de taxi, un commerçant, etc. »), Jean-Michel Espitallier y met aussi comme une intention, dans ce livre, de travailler son mépris profane de la vie :
« La vie ennuyeuse. Vide. Lamentable. Face à ta mort tout me paraît petit, mesquin, sans intérêt. Le mépris que j’ai toujours éprouvé pour les glorioles, les stratégies de peu pour peu, les admirations idiotes, les compromissions minables, les cuistreries, les conformismes bêtes, les anticonformismes surjoués, les ambitions étroites, les pouvoirs de caniches, les vanités de pacotille, les engagements frelatés, les soumissions, le culte imbécile de l’autorité, toute cette comédie humaine qui t’avait fait lui préférer les rêveries, les chimères et l’authenticité de tes passions, trouve en ta mort, une alliée. Ta mort est grande (grande comme le mort), elle me protège, elle me grandit, elle me console des bassesses du monde. Elle m’arme. En un sens, elle me donne des raisons d’espérer. En un sens, elle m’aide à vivre. En un sens, elle m’aide à supporter ta mort.
Ce poids de mort pour prendre la vie à la légère.
 »
Quand tout est considéré comme vanité… La mort nous asservit, assurément, mais on est bien tenté de relier la pensée en morceaux mais en construction de l’auteur à un illustrissime essai de Montaigne, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » : « la premeditation de la mort est premeditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte »2, car, ce faisant, écrivant et publiant ce journal, l’auteur se libère (de la peur) de la mort en y pensant constamment, en la rendant publique et non en la refoulant, vivant en sa compagnie quotidienne, allégeant l’idée pesante de la sienne. Ce n’est pas pour se débarrasser de la mort, si Jean-Michel Espitallier a fait livre de son journal, mais pour ancrer la mort dans sa vie, noir sur blanc ; sa liberté est là, mais une « étrange sensation de liberté. Une liberté totale, absolue. Qui m’emprisonne. »
De nombreuses phrases sont des pistes de pensées de la mort, toujours incertaines, car la mort déstabilisant tous les repères, le contraire de ce qui est énoncé est aussi supposé par le poète.
S’il n’a de cesse d’apprendre dans la stupéfaction, il offre au lecteur une méditation généreuse d’enseignement, transmet un livre contre la mort ; c’est banal à dire, mais comme tout semble immodérément banal, dans ce qui environne la mort. Car en tant qu’être humain, il vit ce qu’il appelle « l’universalité d’une normalité », une « normalité monstrueuse », qu’il assume pleinement en prenant le risque de faire livre de cette normalité, qui ne l’est plus tout à fait désormais, quand l’écrivain, malgré le geste littéraire retenu, soutient l’être humain, décrivant morceau après morceau une expérience vécue par presque tous, celle de la mort d’un proche, avec sa part d’ordinaire, mais avec une perception beaucoup plus aiguë que tout un chacun, une capacité à la précision dans la douleur que tout un chacun ne possède pas, une émotion sans mesure mais contrôlée dans l’écriture, mais qui rend plus claire l’expérience de chacun, sinon plus lumineuse, et, paradoxalement, plus consolante pour le lecteur que pour l’auteur lui-même ; puis quand l’infatigable énumérateur revient au galop pour égrener les secondes, une à une, 2 435 secondes, pendant 14 pages, les secondes qui, pile un an après, vont vers l’heure fatidique du premier anniversaire de la mort de sa compagne, jour pour jour, à la seconde près, des secondes qui, à l’approche de cette heure, s’effacent, avec tout les sens qu’on percevra dans cette effacement de l’encre sur la page.
Au final, le livre scelle l’union dans la séparation.
« Quand l’histoire est finie, il faut l’écrire » : c’est aussi l’histoire d’un magnifique amour.
Jean-Pascal Dubost

1 Cent quarante-huit propositions sur la vie & la mort et autres petits traités, Al Dante, 2011
2 « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », Essais, I, 20
Jean-Michel Espitallier, La Première Année, Inculte, 192 p., 17,90€
On peut lire aussi des notes sur le livre et des citations ici.


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