Extrait de l’entretien télévisé avec Günter Gaus diffusé sur la seconde chaîne de télévision allemande le 28 octobre 1964[1].
Gaus : Votre travail –nous aurons certainement l’occasion d’y revenir de façon détaillée –est en grande partie orientée sur la connaissance des conditions qui déterminent l’action et le comportement politiques. Vos travaux tendent-ils à exercer une influence sur le grand public, ou bien estimez-vous qu’à l’heure actuelle une telle action n’est plus guère possible ? A moins encore que le problème d’une telle audience ne vous paraisse tout à fait secondaire ?
Arendt : Ici encore, c’est très compliqué. Pour être parfaitement honnête, je dirai que lorsque je travaille, je ne me préoccupe nullement d’action ni d’efficacité.
Gaus : Mais lorsque votre travail est achevé ?
Arendt : alors j’en ai fini avec lui. L’essentiel pour moi c’est de comprendre : je dois comprendre. L’écriture, chez moi, relève également de cette compréhension : elle fait, elle aussi, partie du processus de compréhension.
Gaus : Ainsi lorsque vous écrivez, l’écriture est au service d’une plus ample connaissance ?
Arendt : Oui, car à ce moment là certains points sont arrêtés et fixés. Supposons que nous ayons une très bonne mémoire en sorte que nous retenions tout ce à quoi nous pensons : je doute fort, connaissant ma paresse, que j’eusse noté quoi que ce fût par écrit. Ce qui importe, c’est le processus de pensée lui-même.
Lorsque je le maîtrise, je suis pour ma part très contente, et lorsqu’ensuite il m’arrive de le transcrire de façon adéquate au moyen de l’écriture, je suis doublement satisfaite.
Pour en venir à votre question sur l’influence qu’il est possible d’exercer, c’est –si je puis me permettre d’être ironique –une question toute masculine. Les hommes ont toujours terriblement envie d’exercer une influence, mais je vois cela, d’une certaine manière, de l’extérieur. Exercer une influence moi ? Non, ce que je veux, c’est comprendre et lorsque que d’autres gens comprennent eux aussi, je ressens alors une satisfaction comparable au sentiment que l’on éprouve lorsqu’on se retrouve en terrain familier.
[1] Texte complet de l’entretien publié dans La tradition cachée, Christian Bourgois, pages 221-256. Traduction de Sylvie Courtine-Denamy.