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(Anthologie permanente) Michel Deguy, Poèmes et tombeau pour Yves Bonnefoy

Par Florence Trocmé

Michel Deguy  poèmes et tombeau pour Yves BonnefoyTrois publications récentes de Michel Deguy : Poèmes et tombeau pour Yves Bonnefoy, aux éditions La Robe noire, dont cette « anthologie permanente » propose des extraits ; Divan amoureux, une anthologie singulière, aux éditions APIC ; et un essai (paru en novembre 2017) L’Envergure des comparses, Écologie et poétique, aux éditions Hermann, collection Le Bel Aujourd’hui.
Ballade des mourants

Frères migrants qui avec nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous ennemis
Car si pitié de nous riches avez
Paix en aurait plus tard pour tous une chance
Vous nous voyez cy apeurés à millions d'imbéciles !
Quant à l'âme que trop avons pourrie
Elle est piéça avilie et haineuse
et nous les blancs, devenus irridiés et foudre
De notre mal personne ne s'acquitte
Mais prions l'inexorable que tous nous puisse aider
Si frères vous clamons pas n'en devez
avoir méfiance, quoique fûtes occis
par injustice. Toutefois vous savez
que tous hommes n'ont pas su l'adoption élire
Nous sommes mourants, âmes-sœurs délaissant,
Frères de sang ne sommes, sauf par hominicide...
Comme frères adoptifs pourrions tenter de vivre
Laissant le rêve et le rêve du Rêve
Prions les dieux qu'ils se connaissent et se confondent
Nous nous reconnaissions sans nous connaître
C'était le temps des sages et des peuples
Or la science a changé le visage en faciès
Et sa reconnaissance en prosopognosie
Là où croît la menace aucun dieu ne croît plus
Mais prions l'être ni dieu ni moi, « suprêmes »
Que nous s'invente et se fédère   si
Nous sommes tous ce que ne sommes pas
Que les langues parfaites en cela que plusieurs
Fassent voler en éclats éclairants
L'identité devenue ADN
Le vingt-et-unième (siècle) sera poétique
Ou ne sera pas
/
La poésie est translatio en plusieurs sens : traduction de ma langue à ma langue, tradition de son histoire à elle-même ; transformation inventant une fidélité qui transpose pour le présent contextuel où elle intervient, l'usage, l'emploi, l'exploit, des ‘vers anciens’. Qui exploite, pour l'entente poursuivie de grands tons mémorables où notre audiance de la langue s'est formée. De cette responsabilité de lui répondre, de lui correspondre, de s'entretenir en elle et avec elle, je distingue au moins deux modes : l'un, de déformation qui transforme des ‘vers anciens’ pour les faire servir à la stupéfiante novatio rerum où maintenant nous avons à les faire encore parler du possible. Non sans quelques méprises, selon l'art poétique de Verlaine, pour leur infuser la ressource d'une prise en les déprenant de leur temps. Ainsi arrachais-je le dernier vers de la Chimère nervalienne : ‘Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres’, et sur le mode roussélien d'une holoparonomase ludique, pour retourner la croyance : ‘L'impur esprit s'accroît dans l'aubier des vocables’. Je m'en explique ailleurs.
L'autre, c'est l'adoption d'un grand poème modèle, l'emprunt, en l'occurrence à Villon d'un poème hérité sur ses pieds anciens, qu'il s'agit de citer à comparaître dans le nouveau monde ; pour qu'il nous parle encore, — qu'il témoigne à nouveau du même.
Qu'est-ce qu'un emprunt ?
/
Commencer par relire L'écharpe rouge, son dernier livre, inouï de grande prose française. Yves s'est intéressé à sa propre vie comme personne jusqu'à la réparer, sans la recevoir du divan analytique, mais changeant ICS en son inconscient puis en sa vie.
Il avait connaissance. S'étant mesuré aux savoirs, aux œuvres, et à leur histoire ; aux événements du XXe siècle, aux mathématiques, à Freud, à l'anthropologie, aux deux révolutions (la surréaliste et la politique), au structuralisme, à tous les arts dans leur ronde musaïque, à la grande tâche du traducteur.
Il s'éteint — non sa voix — en ce début du vingt-et-unième. Façon de dire que l'épouvante, la mutation, la vague scélérate qui sancit notre monde, il ne l'avait pas encore vu déferler : l'aveuglante approche du météore Mélancholia, la dévastation dont la petite cabane du poème (planches courbes) ne nous abritera plus très longtemps.
Il avait refusé l'idéalisme, puis le surréalisme. Ni l'Idée trop séparée (Chôris) pour pouvoir participer (Metexis), ni le rêve du Rêve qui parle à ma place ‘automatiquement’, ni le hasard objectif dont les courts-circuits électriseraient le surquotidien (la fée électricité de Breton).
Comment passer du Désir demeurant désir au poème demeurant poème ?
(...)
Michel Deguy, Poèmes et tombeau pour Yves Bonnefoy, éditions La Robe noire, 2018, couverture, frontispice et cul-de-lampe de Michel Canteloup, 100 p. 10€, pp. 7/8, 19/20 et 29/30.
Michel Deguy dans Poezibao :
extrait 1, extrait 2 (présentation de Donnant, Donnant et de Le Sens de la visite), intervention au colloque Butor à la BNF (automne 06), hommage à Claude Esteban, Réouverture après travaux (parution), devoir de penser (citation), Réouverture après travaux (note de lecture), entretien [les entretiens de la revue Nu(e), 1], [les entretiens de la revue Nu(e) 2], les entretiens de la revue Nu(e) (3 et fin), le Grand cahier Michel Deguy (parution), notes sur la poésie, extrait 3, notes sur la poésie, ext. 4, ext. 5, ext. 6, ext. 7, ext. 8


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