Trancherd’Amélie Cordonnier 5/5 (05-08-2018)
Trancher (161 pages) est disponible depuis le 29 août 2018 aux Editions Flammarion.
L'histoire (éditeur) :
"Des pages et des pages de notes. Tu as noirci des centaines de lignes de ses mots à lui. Pour garder une trace, tenter de les désamorcer, avec le pathétique espoir qu'ils allaient s'incruster ailleurs qu'en toi."
Cela faisait des années qu'elle croyait Aurélien guéri de sa violence, des années que ses paroles lancées comme des couteaux n'avaient plus déchiré leur quotidien. Mais un matin de septembre, devant leurs enfants ahuris, il a rechuté : il l'a de nouveau insultée. Malgré lui, plaide-t-il. Pourra-t-elle encore supporter tout ça ? Elle va avoir quarante ans le 3 janvier. Elle se promet d'avoir décidé pour son anniversaire.
Mon avis :
C’est arrivé un matin sans prévenir alors qu’elle était dans la cuisine avec ses deux enfants studieux, chacun travaillant à son occupation (dessin pour la plus jeune, dissert’ pour le grand et lecture pour elle, entrecoupée d’œillade pleines de tendresse envers sa progéniture).
« Ferme ta gueule une bonne fois pour toutes, connasse, si tu veux pas que je te réduise en miettes. » page 15
Une phrase.
Une seule phrase qui pourtant représente un véritable flot de violence se déversant sur elle sans prévenir, la sonnant et la renvoyant sept ans en arrière. « Quelque chose, mal recollé en toi il y a des années s’est brisé net. » Page 16
Mais cette fois, la honte est dépassée par la colère et elle décide de tout noter, de retranscrire tous les mots (obscénités, insultes et autres « délicatesses ») qui sortent de sa bouche à lui, l’homme qu’elle aime, pour lui tomber presque quotidiennement dessus, ces mots qu’il semble presque oublier juste après. « Tu écris pour fixer les choses, donner une consistance à ce qui se délite. Ecrire comme une bataille. Tu t’es souvent représentée ainsi : en train de te débattre. » Page 19
Il y a sept ans, à 33 ans, à force de courber l’échine sous les phrases toujours plus insultantes d’Aurélien, elle finit à terre, morte vivante, vide de tout sauf de peur et de honte, et la dépression prend le relai. Alors pour sa survie, persuadé que c’est le seul moyen pour elle de se relever, elle choisit de fuir, de quitter son mari, partager la garder de son garçon de 8 ans, Vadim, et reprendre le cours de sa vie. Le goût de la vie.« Mais sourire, non, tu ne pouvais pas. Tu n’y arrivais plus. Tu t’es traîné ton mal de vivre en bandoulière, comme un sac à main. Tu l’avais choisi grand, alors autant le remplir un max. Il était plein à craquer de ses insultes, de ton chagrin, de tes peurs, et pire encore de mille regrets. Tu te sentais misérable et malheureuse comme les pierres. C’était les « larmes aux paupières, au jour qui meurt, au jour qui vient ».Et tu avais souvent envie que le jour ne revienne pas. » Pages 23-24
Mais Aurélien, époux amoureux et coriace, réussit à la faire revenir, tromper sa mémoire, réveiller l’amour des premiers jours, lui faire reprendre conscience de sa beauté, de sa maturité et de son « exotisme » jusqu’à lui coller la crainte de le perdre réellement…« A la crainte de te voir détrônée s’ajoutait subitement l’angoisse qu’il aille se réchauffer à un autre soleil. » Page 41
Aurélien apaisé et doux, elle le retrouve enfin et décide de récrire leur histoire, de reprendre un nouveau départ. « Tu es revenue. Ou restée ? Finalement, tu ne sais plus. Tu es là, voilà tout. Tu aurais pu refaire ta vie, avec un autre, comme on dit. Mais tu as préféré la refaire avec le même. » Page 43
« Tu n’as jamais voulu dire que vous étiez heureux. A cause de Léo Ferré. Tu avais peur que le bonheur soit vraiment du chagrin qui se repose. » Page 49
Comment ne pas penser que les mauvais jours sont derrière, que le passé soit résolument révolu ? Et pourtant…
Aujourd’hui la colère a refait surface, vient lui exploser au visage et la grignoter chaque jour un peu plus.« Depuis l’épisode des miettes, ses mots te fauchent comme une gifle. T’écorchent et t’humilient. Sa main ne se lève pas, mais de sa bouche les torgnoles tombent de nouveau. Et c’est une claque au cœur, chaque fois. » Page 55
Il faut agir. Ses 40 ans seront la date butoir. Deux semaines d’ultimatum pour enfin prendre une décision, certaine qu’elle ne se relèvera pas d’une nouvelle dépression, consciente que ses deux enfants commencent à pâtir de la situation (voir s’en empreignent). Le 3 janvier, elle devra trancher.« Tu es un super-héros, un cavalier qui surgit hors de la nuit, court vers l’aventure au galop et signe son nom à la pointe de l’épée. Il y a désormais en toi un feu qui brûle tes lèvres, ranime un sourire disparu depuis longtemps. Et tu voudrais que plus rien ne puisse l’éteindre. Qu’il soit vainqueur à chaque fois. Qu’il résiste à tout : aux colères d’Aurélien et à sa violence. » Page 73
« Il y a toujours dans ta voix une douceur que dans la sienne tu n’entends pas. Tu nettoies la cuisine comme on efface les traces du crime. Mais cette fois, tu ne passeras pas l’éponge. C’est comme ça qu’on dit, non, quand on veut donner son pardon ? » Page 78
Mon dieu, quel récit ! C’est avec sincérité, émotion, pudeur, réalisme et tellement de puissance qu’Amélie Cordonnier signe ce premier roman criant de véracité.« Tu vois bien que l’homme avec lequel tu vis ressemble depuis des mois à celui que tu as déjà voulu quitter et que tous les mots dont il t’agonit t’écrasent et te ravagent. Tu as bien consciente de tout ça, et cela te glace le sang. » Page 146
Elle joue avec les mots, leur donne une brutalité et une émotion si forte qu’elle nous estomaque et nous assomme par la violence de leur sens. Leur ingéniosité dans leur assemblage (comme ce jeu des stations de métro page 134), la douceur qui se mélange à la brutalité et à la détresse, le quotidien banal qui explose subitement sous les coups des paroles de celui qu’elle aime sont autant de perles que d’épines. C’est beau, fort mais terriblement douloureux.
« Ses mots sont des couteaux qui tranchent ce que tu as de plus fragile. De plus précieux, aussi. Ta gaieté, ta confiance en toi, l’envie de garder la tête haute, la certitude que tout reste possible. L’envie de garder la tête haute, la certitude que tout reste possible. (…) C’est tout cela qu’Aurélien t’arrache quand il te dit ces choses qui ne devraient jamais être entendues. Ces sentences qui t’épinglent, t’épuisent et te condamnent en même temps qu’elles te sidèrent, toutes ces phrases d’une violence inouïe, qui suintent comme des blessures. » Page 158
J’ai adoré ce récit. J’ai amé le choix du « Tu », cette narratrice qui raconte en s’adressant à elle-même et été totalement bouleversé par sa situation.
J’ai pleuré pour elle et pour Aurélien aussi, parce que ce bourreau d’office coupable m’est apparu aussi comme une victime. Victime (non excusable toutefois) d’une violence impossible à contenir, comme atteint d’une maladie incurable, immaîtrisable.
« Et si tu as peur, pourquoi tu restes ? Parce que tu es la « boxeuse amoureuse » d’Arthur H. celle qui danse quand elle s’approche du ring, esquive les coups. Absorbe tout. Encaisse les uppercuts sans jamais cesser de danser. Celle pour qui tomber ce n’est rien, puisqu’elle se relève, un sourire sur les lèvres. Tu es une boxeuse amoureuse qui l’aime. Quand même. (..) Et puis, il y a des périodes bouche cousue, où se poison ne sort plus. Tu restes pour tout ce qui reste alors : les mots doux, les attentions, la vie à deux et à quatre. (…) Tu restes parce que, même s’il n’y arrive plus, il veut te rendre heureuse. » Page 131
J’ai vibré à chaque page, été parcourue de frissons face au mépris, à la malveillance, à la brutalité, j’ai craint comme elle parcourue de malaise et d’horreur (la peur s’immisçant dans son quotidien), j’ai salué sa force d’enfin parler et j’ai tellement compris sa honte et son sentiment de n’être rien…
Tout en images, métaphores violentes et percutantes, Amélie Cordonnier évoque la violence verbale, la persécution et la tourmente avec une telle intensité, c’est bluffant !
« Oui, au fond, tu n’as peut-être toujours été que ça : une connasse qui s’en prend plein la gueule. La femme d’un mec violent qui réussit à la casser sans la taper. L’épouse d’un homme parfait au-dehors mais moche au dedans. Qui n’explose jamais en publique, mais s’arrange toujours pour en faire profiter les enfants. Ce serait vraiment dommage qu’ils ratent le spectacle ! En perdent une miette, justement. Tu ne sais pas ce qui te fait le plus mal : sa violence ou ta bêtise. Et toi qui pensais que ça ne recommencerait ne plus jamais ! Il a raison, t’es vraiment qu’une pauvre conne. » Page 56-57
Trancher est un premier roman percutant. L’auteure réussit, sans jamais trop en faire, à traduire la difficulté de partir, le dilemme qui habite la victime, le mal être et les répercussions qui découlent de cette violence sans trace visible. Vraiment très réussit, Trancher m’a captivée, parlé et énormément touchée (autant par l’histoire d’amour dont il est question que la haine qui vient régulièrement l’éroder).
Coup de cœur !