L’écart d'Amy Liptrot 3,75/5 (02-09-2018)
L'écart (330 page) est disponible depuis le 29 août 2018 aux Editions du Globe.
L'histoire (éditeur) :
Grande, fine, intrépide et avide de passion, elle vacille, tel un petit navire dans la tempête, elle hésite entre deux destins : se laisser emporter vers le sud, vers ce Londres qui brille, dans la nuit violente qui fait oublier le jour où l’on est trop seul, où tout est trop cher, où le travail manque. Ou se fracasser contre les falaises de l’île natale, dans cet archipel des Orcades battu des vents dont la vie rude lui semble vide et lui fait peur. Elle l’ignore encore mais il existe une troisième voie : écouter résonner l’appel qui la hante, qui vient toucher cette part d’elle assoiffée de grand large, de grand air, de grande beauté. Non pas rester mais revenir. Choisir. Troquer la bouteille assassine contre une thermos de café fort, troquer l’observation narquoise et éperdue de la faune des nuits de fêtes tristes pour la contemplation des étoiles et des nuages, et l’inventaire des derniers spécimens de râle des genêts, un oiseau nocturne comme elle, menacé comme elle, farouche comme elle. Sa voie s’appelle l’écart. C’est l’humble nom d’une bande côtière où les animaux sauvages et domestiques peuvent se côtoyer loin des regards, où folâtrent des elfes ivres d’embruns. C’est le nom fier de son premier roman.
Mon avis :
Fille d’un père maniaco-dépressif régulièrement interné (il a connu 56 traitement par électrochocs) et d’un mère évangéliste (tournée vars la religion à force de se retrouver régulièrement seule à devoir gérer l’éducation de ses enfants et l’exploitation de la ferme familiale), Amy Liptrot a quitté les îles Orcades pour ses études à Londres où elle connaît ses premières soirées bien arrosées.
« En l’entendant évoquer d’étranges sensations et des phénomènes géologiques mystérieux, je ne peux m’empêcher de m’interroger : entame-t-il ne phase manique ? ma mère m’a appris à repérer les signes annonciateurs d’une crise, elle commence toujours de manière exaltante : soudain très volubile, mon père déborde d’enthousiasme et d’énergie. Mais cette énergie l’envahit bientôt de manière irrépressible, les poussant à faire des choses déraisonnables : achats impulsifs et dépenses exorbitantes (béliers de concours, machines agricoles), nuits d’insomnie passées à déplacer le troupeau d’un pacage à l’autre. Puis vient la folie des grandeurs : mon père acquiert alors la conviction qu’il peut maîtriser le temps et contrôler les phénomènes météorologiques. » Page 20
Ne trouvant pas de travail en ville, elle est contrainte de revenir vivre à la ferme que sa mère a quittée après son divorce et que son père ne fréquente plus beaucoup. Elle occupe un petit emploi de femme de ménage sur le terminal pétrolier et passe ses soirées à boire. Au bout de deux mois n’y tenant plus, elle regagne Londres et reprend sa vie de noctambule.
« J’avais l’impression d’être un fantôme, déambulant dans les couloirs sans no sous des néons bourdonnants, ma serpillière à la main. Le monde extérieur, situé plus au sud, m’avait oubliée. J’étais seule, coincée sur une île avec mes sacs-poubelles, luttant pour faire passer un chariot de linge sale à travers les battants des portes. J’étais une femme invisible qui connaît les petits secrets des résidents, le mur qui sait si les ouvriers ont dormi dans leur lit. J’étais une silhouette évanescente qui filait au moindre bruit. » Page 25
Mais alors que durant ses années d’université où la consommation d’alcool relevait de la normalité (ou du moins de rien d’inhabituelle), son quotidien devient une routine relevant désormais de l’addiction.
« L’alcool avait pris possession de mon existence. Tandis que mes amis travaillaient, déclinant une sortie au pub afin de rédiger un texte ou le projet qui leur permettait de gravir un échelon supplémentaire dans la jungle londonienne, je ruminais l’échec de mes ambitions, pendue au téléphone, en vidant des canettes de bière que je prenais soin de décapsuler sans bruit. » Page 52
Et lorsqu’elle perd l’homme qu’elle aime, sortie la tête de l’eau devient impossible malgré toute les bonnes volonté, Amy ne peut se limiter, s’empêcher de s’enivrer et se mettre dans des situations dangereuses. Elle sait qu’elle a perdu le contrôle et comprend qu’elle est tombée bien bas. Alors coûte que coûte elle va vouloir s’en sortir…
« J’ai souvent étendu dire, qu’à Londres, on est toujours en quête d’un emploi, d’un logement ou d’un amant. Jamais je n’aurais imaginé que je puisse perdre les trois simultanément.
Ce jour-là, je me suis réveillée en larmes. Nous étions le 1er mai. La joie et l’enthousiasme que j’éprouvais d’ordinaire à cette période de l’année avaient disparu, étouffés par un malaise grandissant qui s’était immiscé dans ma chambre et dans mes rêves pendant la nuit. Certes, j’avais été avertie du désastre à venir, mais j’ignorais quand il se produirait. Or ce jour-là était arrivé. » Page 57
« A partir d’un certain moment, il a complètement arrêté de consommer de l’alcool en ma présence. Il buvait de son côté, avec ses amis, tandis que je m’enivrais, seule, le plus souvent. L’alcool me séparait de lui et du reste du monde. Je me déconstruisais, verre après verre. » Page 58
« Quand mon compagnon m’avait quittée, j’avais pourtant pensé que la nouvelle vie de célibataire me permettrais de « recevoir des amis à dîner » et d’ « envoyer mes textes à des éditeurs ». Au lieu de quoi, je me retrouvais de plus en plus souvent en larmes dans des cabinets médicaux, caque matin moins en forme que la vieille, le corps recouvert de contusions inexpliquées.
(…) Je n’ai jamais totalement renoncé à tenir les rênes de ma propre vie – j’ai toujours veillé à maintenir les apparences au travail, à m’alimenter correctement, à garder un semblant de vie sociale – mais j’étais prise au piège d’un cycle infernal : je luttas sans cesse contre moi-même pour chercher une forme d’équilibre et, lorsque je l’avais atteint, pour étouffer en moi la quête des abîmes. » Page 75
Difficile de comprendre cette addiction mais l’auteure apporte de nombreuse réponses aux questions légitimes que peut se poser le lecteur : à quel moment devient-on dépendant de l’alcool ? à quel moment la consommation relève de la maladie ? qu’est ce qui se passe dans la tête du consommant ?
« Parfois je juge ma situation totalement injuste. Comment est-il possible que moi, si travailleurs, née sous une si bonne étoile, dans un cadre splendide et une famille aimante, je me sois retrouvée en centre de désintoxication ? la réponse est plus logique qu’l n’y paraît. N’ai-je pas toujours côtoyé l’abîme ? » Page 251
« Le Gros Livre des AA décrit très bien le cercle vicieux dans lequel « l’Alcoolique » se débat au jour le jour : après l’euphorie d’une consommation débridée vient le moment où il « reprend ses esprits, horrifié par certains épisodes dont il se souvient mal ». Il enfouit alors ces bribes de souvenir honteux au fond de son esprit mais demeure tendu et inquiet, ce qui le conduit inévitablement à ouvrir une autre bouteille. » Page 257
L’auteure s’interroge sur son alcoolisme, tente d’apporter des réponses pour elle, et des explications avec son histoire familiale.
« L’alcool a e mérite d’apporter une réponse laure à une question vague : il comble le vide. » page 232
« La maladie mentale de mon père serait-elle responsable de ma propre pathologie ? j’ai lu que les enfants de maniaco-dépressifs sont plus enclins à développer des troubles de l’anxiété. C’est peut-être une piste à creuser. » page 260
« Assise devant la mer, je suis saisie d’une idée nouvelle, une hypothèse que je n’avais jamais envisagée jusqu’à présent : mon alcoolisme n’aurait-il partie liée avec le désir d’prouver par moi-même l’tata d’exaltation que j’ai observé chez mon père pendant toute mon enfance ? (…) Je me voulais libre, impulsive, vivant. A travers l’alcool, j’aurais confusément cherché à ressembler à mon père – à l’impressionner, peut-être ? - sans jamais y parvenir. » Page 263
« En fait, je le comprends maintenant, le cycle de l’ivresse est similaire à celui de la psychose maniaco-dépressive. Le buveur, comme le psychotique, connaît d’abord une phase d’excitation et d’euphorie qui donne lieu à des actes incontrôlables et dangereux ; puis vient la gueule de bois du lendemain, modèle réduit de l’épisode dépressif qui succède à la phase maniaque. » Page 263
Elle revient sur son combat quotidien, ses cures, les alcoolique anonymes…
« D’excellente humeur, j’avance d’un bon pas, quand la vision d’une pinte de bière bien fraîche s’insinue dans mon esprit – ne serait-ce pas le meilleur moyen de couronner ce moment de parfait bonheur ? Le pire avec ce genre d’envie, c’est qu’elle peut survenir à tout moment : quand je vais très bien, ou, au contraire, quand je vais très mal. » Page 221
« Je crois que certains d’entre nous sont allés trop loin dans l’addiction. Une fois ce cap franchi, ils ne parviennent plus à décrocher. Toute l’aide du monde n’y changera rien : quoi qu’il arrive, la « normalité » leur semblera terne et frustrante. » Page 304
L’écart n’est pas seulement le livre d’une histoire sur l’alcoolisme et d’une guérison, c’est également un livre personnel intimement mêlé aux lieu, son île Papay située au nord de l’archipel, ses légendes et son folklore.
Et, entre le récit linéaire d’une addiction ponctué de souvenirs de jeunesse, s’entremêlent d’incroyables descriptions du paysage et de réflexions sur le rapport à la nature, à la faune, aux ciel et à la culture des Orcades. Cette construction donne l’impression que la nature et que toutes les constatations de l’auteure (autant que ses pratiques, comme ses longues nages en pleine mer) se confrontaient à son alcoolisme (souvenirs, tentative de s’en sortir, anciennes et nouvelles habitudes…). Il en ressort, je trouve, beaucoup de beauté, une certaine forme de poésie et une quiétude qui contrastent avec la réalité qu’a vécu Amy Liptrot et sa grande lucidité.
« Depuis que je suis abstinente, j’ai découvert que la vie « normale » peut m’tonner et me rendre heureuse. Dans certaines situations, la réalité peut même devenir totalement hallucinante. Quand je flotte sur le ventre dans l’eau glacée de la mer du Nord, gainée de néoprène et respirant par un tuyau en plastique, j’ai l’impression d’avoir ouvert dans ma maison une porte dont je n’avais pas remarqué l’existence. La vie est bien plus vaste et bien plus riche que je le croyais. » Page 318
L’écart, de par son sujet et la manière dont il nous est raconté (sorte de descente aux enfers et bataille quotidienne avec son addiction), est un récit difficile, émouvant et parfois désolant. Mais c’est un témoignage enrobé d’une très belle narration lyrique qui se veut aussi positif et constructif. Point de leçon de moral, juste un récit qui constate et offre un autre regard, une philosophie personnelle en accord avec ce qui l’entoure. J’ai trouvé ça courageux et beau.
« Je suis en chute libre, mais j’attrape tout ce qui s’offre à moi pendant cette chute. Oui, c’est peut-être une bonne façon de résumer la situation. J’ai renoncé à l’alcool, je ne crois pas en Dieu, et mes histoires d’amour se sont mal terminées, mais je trouve maintenant mon bonheur et mon ivresse dans le monde qui m’entoure. » Page 317-318