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L’artiste en “travailleur du futur”

Publié le 29 septembre 2018 par Le Collectionneur Moderne @LeCollecModerne

Art et capitalisme
L’Artiste en “travailleur du futur”

Dans son livre Portrait de l’artiste en travailleur, le sociologue Pierre-Michel Menger décortique les caractéristiques du marché de l’emploi des artistes. En nous invitant à prendre du recul, il fait surgir des questions passionnantes, tant sur l’organisation du métier que sur son exercice même.

Pour répondre à une demande toujours accrue d’innovation et de flexibilité, l’auteur présage une généralisation de ce modèle de travail à divers secteurs d’activité.  L’artiste ne serait-il pas devenu le prototype idéal du “travailleur du futur” ?

Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleurL’OUVRAGE :

Pierre-Michel Menger
Métamorphoses du capitalisme, Portrait de l’artiste en travailleur
Paris, Seuil / La République des idées, déc. 2002, 96 p.
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L’AUTEUR :

Pierre-Michel Menger est un sociologue français, professeur au Collège de France (chaire Sociologie du travail créateur) et directeur d’études à l’EHESS

UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE DU TRAVAIL EXPRESSIF

La première vertu de ce livre est de poser un regard froid et analytique sur les caractéristiques du « travail créatif ». Avez-vous en effet déjà pris du recul sur ce marché hors du commun ? Pour en relever toute l’originalité, l’auteur entreprend d’emblée d’en souligner quelques paradoxes fondamentaux : quel autre marché offre une obsession aussi exacerbée pour l’innovation et un sens aussi méticuleux de la conservation ? Où verrait-on ailleurs de telles démarches spéculatives basées sur des critères de différenciation aussi imparfaits ? Une célébration de la conversion financière d’œuvres dont les qualités premières sont si intrinsèquement liées à la personnalité de leur auteur ? Quelle profession pourrait se trouver aussi tiraillée entre l’apologie de l’inégalité des chances et une telle couverture collective des risques ?
Harris & Ewing, Sculptor at work, 1932

Harris & Ewing, Sculptor at work, 1932,Library of Congress, Washington
[reproduction number, e.g., LC-USZ62-123456]

Le métier d’artiste associe deux caractéristiques fondamentales : l’indépendance et le risque. L’indépendance et tous ses corollaires (valorisation sociale du statut, liberté du travail non routinier, épanouissement personnel, structure non hiérarchisée des relations professionnelles, etc.) peuvent valoir à l’artiste un ensemble de récompenses “non monétaires” qui justifient largement le pouvoir d’attractivité de ces professions. Mais cette activité si typiquement singularisante s’exerce de manière nécessairement individualiste – sous forme de projets et de collaborations éphémères le plus souvent – et cette structure atomisée du marché l’assortit de risques de sous-emploi et de concurrence acharnée. C’est un marché qui se nourrit d’innovation et qui a donc un besoin constant de propositions de renouvellement, et les compétences des uns et des autres sont alors soumises à des mécanismes de cotation qui peuvent être remis en cause à tout instant.

LA CÉLÉBRATION DES INÉGALITÉS

Nul n’ignore que le talent est le facteur initial de différenciation. Mais qu’est-ce que le talent ? Cette question est l’objet d’un autre ouvrage que l’auteur vient de publier (Le Talent en débat, Paris, PUF, 2018) mais il y apporte déjà un début de réponse dans cette étude : le talent est un différentiel assez subtil, qui n’est jamais véritablement prévisible, ni tout à fait expliqué – voire explicable – mais qui va déterminer toute une série de conséquences en chaîne.

Le marché fait office de catalyseur et capture toute l’attention du public par un effet grégaire. Le marché du travail artistique fait en effet partie de la famille des “winner-take-all markets” (marché de vainqueurs accapareurs) et l’on ne peut jamais présager quels seront les acteurs qui y rencontreront le succès. À la manière d’un loto, l’art attire des cohortes de candidats qui viennent former un stock de propositions, de compétences différentes dont le marché a un besoin vital.

Constantin Hansen, A company of Danish artists in Rome

Constantin Hansen, A company of Danish artists in Rome, 1837
Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication

Comment en arrive-t-on à admettre communément que le talent ne concerne que si peu d’artistes ? Comme le rappelait l’auteur il y a quelques jours sur France Culture “20% des acteurs raflent 80% des revenus du secteur culturel”… et personne n’y trouve rien à redire. Au contraire : nous célébrons ces inégalités et nous observons avec fascination les palmarès des meilleurs « tubes », des records d’enchères, des plus gros cachets, etc.

QUELS SONT LES LIENS ENTRE L’ART ET LE CAPITALISME ?

Dans une passionnante première partie, Pierre-Michel Menger envisage les quatre manières principales d’appréhender les liens entre Art et capitalisme.
  1. La vision utopiste, héritée de Karl Marx voit dans l’artiste le symbole du travailleur qui s’affranchit de l’organisation aliénante du travail. Mais l’art ne saurait devenir une norme sociale, car il nécessite une différenciation et qu’une telle différenciation est inconcevable sans individualisme ;
  2. L’art peut être également considéré comme une protestation contre le capitalisme. Mais alors, si l’art est un univers d’exception, marginal, sa valorisation commerciale entraîne nécessairement un reniement de son idéal constitutif
. Le marché et l’administration culturelle s’emploient alors à digérer et neutraliser les innovations qui sont perçues comme inadmissibles dans un premier temps ;
  3. L’art est-il un dissolvant du capitalisme ?
 Cette interprétation proposée par Daniel Bell (Les contradictions culturelles du capitalisme, 1976) dans le sillage de Max Weber (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904)
 voit l’anticonformisme artistique comme l’incarnation de “l’institutionnalisation de l’envie”, cette dérive hédoniste sans référence collective qui est responsable de la dénaturation du capitalisme
.
  4. La dernière interprétation consiste à voir dans l’art un modèle efficace pour le capitalisme. Association d’innovation, de connaissance, d’apprentissage et de motivation : le secteur artistique proposerait un modèle d’organisation du travail transposable à d’autres activités de production
.

C’est sur ce postulat que s’ouvre la thèse de Pierre-Michel Menger : l’artiste est désormais couramment considéré comme le prototype du “travailleur du futur”. Le critère de “compétence” s’est substitué peu à peu à celui de la “qualification” dans divers secteurs d’activité où l’individu peut faire valoir ses talents dans un travail organisé sous forme de projets (journalisme, conseil, publicité, etc.) et – même en tant que salarié – il a désormais tendance à devenir un entrepreneur de sa propre carrière.

Cette idée est développée dans une dernière partie aussi passionnante qu’alarmante. Elle donne à voir les avantages qu’offrirait cette responsabilisation des travailleurs en même temps que les écueils d’une flexibilisation à outrance des conditions d’emploi. Je ne saurais me risquer à la vulgarisation de ces concepts économiques, car mes compétences sont celles d’un galeriste et non d’un sociologue, mais j’invite bien sûr mes internautes à se plonger dans cette étude stimulante.  Que l’on adhère ou non à la thèse de son auteur, elle offre une prise de hauteur sur les mécanismes qui régissent le marché de l’art et constitue à cet égard une lecture nécessaire pour toute personne qui s’y intéresse.

Quatrième de couverture :

« Le temps n’est plus aux représentations héritées du XIXème siècle, qui opposaient l’idéalisme sacrificiel de l’artiste et le matérialisme calculateur du travail, ou encore la figure du créateur, original, provocateur et insoumis, et celle du bourgeois soucieux de la stabilité des normes et des arrangements sociaux. Dans les représentations actuelles, l’artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles. Comme si, au plus près et au plus loin de la révolution permanente des rapports de production prophétisée par Marx, l’art était devenu un principe de fermentation du capitalisme. Comme si l’artiste lui-même exprimait à présent, avec toutes ses ambivalences, un idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée. »

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