Comme un seul homme de Daniel Magariel 3,75/5 (07-09-2018)
Comme un seul homme (192 pages) est sorti le 22 août 2018 dans la collection Littérature étrangère des Editions Fayard (traduction : Nicolas Richard)
L'histoire (éditeur) :
Le combat fut âpre. Mais, ensemble, le narrateur, un garçon de douze ans, son frère aîné et leur père ont gagné la guerre – c’est ainsi que le père désigne la procédure de divorce et la lutte féroce pour la garde de ses fils. Ensemble, ils prennent la route, quittant le Kansas pour Albuquerque, et un nouveau départ. Unis, libres, conquérants, filant vers le Nouveau-Mexique, terre promise, ils dessinent les contours de leur vie à trois.
Les garçons vont à l’école, jouent dans l’équipe de basket, se font des amis, tandis que leur père vaque à ses affaires dans leur appartement de la banlieue d’Albuquerque. Et fume, de plus en plus – des cigares bon marché, pour couvrir d’autres odeurs. Bientôt, ce sont les nuits sans sommeil, les apparitions spectrales d’un père brumeux, les visites nocturnes de types louches. Les garçons observent la métamorphose de leur père, au comportement chaque jour plus erratique et violent. Livrés à eux-mêmes, ils n’ont d’autre choix que d’endosser de lourdes responsabilités pour contrer la défection de leurs parents, et de faire front face à ce père autrefois adulé désormais méconnaissable, et terriblement dangereux.
Mon avis :
« -La famille, c’est tout ce qu’on a, a dit mon père.
-Oui, j’ai reconnu. La famille, c’est tout ce qu’on a. » Page 46
Ne souhaitant plus vivre avec sa mère, et surtout préférant faire partie de « l’équipe » que forment son père et de son grand frère prêts à partir pour le Nouveau Mexique, le narrateur, un garçon de 12 ans, choisit de simuler une maltraitance maternelle (construction de preuves accablantes et fausses déclarations auprès des services sociaux) dans la bataille du divorce que se livrent ses parents.
« Ça va mettre fin à la guerre, a-t-il dit. Pas de garde des enfants. Pas de pension alimentaire. Grace à ça, on va être libres. Libres de recommencer nos vies. Vous verrez. Au Nouveau-Mexique, je vais redevenir un gamin. On redeviendra tous les trois des gamins. Qu’est-ce que tu en dis ? C’est pas ce que tu veux ?
J’ai hoché la tête.
J’en entendu mon père rechargé l’appareil photo. » Page 15
C’est ainsi que la maison du Kansas est vendue et que les 3 hommes entreprennent le voyage jusqu’à Albuquerque où un nouveau départ les attend. Mais, très rapidement de nouvelles habituDes (en vérité déjà pas mal entamée avant mais dont chacun s’était profondément convaincu de ne rien voir) prennent le père de famille en mains. Addiction au crack, très longues absences (enfermé dans sa chambre à coucher pendant des jours), violence et manipulation le caractérisent désormais. Les garçons en prennent évidement conscience mais ne veulent se résoudre à accepter la situation. Débordant d’amour pour celui qui s’est toujours présentant comme un battant, les épaules solides sur lesquelles ils pouvaient se reposer dans la guerre domestique qui les rongeaient depuis des années, anesthésiés par le besoin de croire à un avenir meilleur dans ce nouvel endroit chargé de belles promesses, le narrateur et son grand frère vont subir pendant de longue semaines la déchéance paternelle jusqu’à enfin peut être choisir d’agir…
Comme un seul homme évoque la violence, la peur, les épreuves que subissent au quotidien deux adolescents. Mais c’est surtout selon moi le roman d’un envol, un roman qui met progressivement en place la conquête de l’indépendance par le biais de la perte de l’amour du père, totalement pris dans l’engrenage du crack.
« Mon père m’adressait sa voix rageuse dans la glace, son haleine et ses mots humides s’écroulaient dans mon oreille. Puis il m’a poussé au sol, m’a laissé haletant près de la baignoire. J’étais horrifié et déconcerté. Je l’avais déjà vu fouetter ma mère avec une ceinture. En fait, certaines fois, elle était tellement terrorisée face à lui qu’elle baissait les bras, tout son être renonçait, comme s’il ne restait plus en elle que le seul recours d’implorer sa clémence. Elle se serait accusée d’être responsable du mauvais temps si cela avait pu écourter d’une seconde ce déferlement de violence. La différence était qu’elle le méritait. » Pages 34-35
« La peur du châtiment me pétrifiait. J’avais enfreint la règle d’or de mon père – le respect de son intimité. D’ailleurs, je ne l’avais pas seulement enfreinte. J’ai su instantanément que j’avais découvert la raison d’être de la règle. J’ai détourné le regard, je ne voulais pas qu’il pense que j’avais vu quoi que ce soit. » Page 41
« Et il ne m’a pas loupé. Il m’a fouetté encore et encore, sur tout le corps, se fichant de savoir à quel endroit la ceinture trouait la chair, sans cesser de hurler :
-Après tout ce que j’ai fait pour toi ? J’ai renoncé à ma vie pour te protéger Je t’ai protégé de ta mère. J’aurais dû vous noyer tous les deux à la naissance. J’aurais dû t’étouffer avec un putain d’oreiller. » Page 171
Certaines scènes sont particulièrement déstabilisantes et donne envie de hurler. Que fait donc la mère me direz-vous, et bien parlons-en de cette mère… La réalité brutale va bien vite les rattraper. Si elle n’a jamais été à la hauteur avant, peut-elle l’être aujourd’hui ? Instable et faible indéniablement, elle ne sera jamais en mesure d’assurer leur sécurité, malgré toute la bonne volonté qu’elle puisse avoir.
« Elle se balance dans ses bras. Ils dansent un slow devant un vaste ciel bleu. Quand ils se retournent, je remarque une estafilade à l’arrière du crâne de ma mère. Il a dû lui arracher une bonne touffe de cheveux. » Page 68
Daniel Magariel réussit avec peu de pages à nous transmettre toute l’horreur de la situation. La description des violences (plus psychologiques que physique) et de cette manipulation perverse qui consiste à les entrainer dans un processus de soumissions totalement naturel est remarquable (ils sont prêts à tout, ou presque, à la demande du paternel, y compris les choses les plus folles ou absurdes, pour ne jamais perdre son estime ou ne pas réveiller un brusque excès de violence). Les sentiments conflictuels autant que l’emprise et la culpabilité sont palpables et rendent le récit d’autant plus intense que chaque porte de sortie a tendance à se refermer à leur nez.
« Et il ne m’a pas loupé. Il m’a fouetté encore et encore, sur tout le corps, se fichant des savoir à quel endroit la ceinture trouvait la chair, sans cesser de hurler :
-Après tout ce que j’ai fait pour toi. J’ai renoncé à ma vie pour te protéger. Je t’ai protégé de ta mère. J’aurais dû vous noyer tous les deux à la naissance. J’aurais dû t’étoffer avec un putain d’oreiller. C’est comme ça que tu me remercies ? Où est l’autre sachet, espèce de merdeux ingrat ? Où est on putain de fric ? Rends-moi ce qui m’appartient.
Il pouvait bien me dépecer avec cette sangle de ceinture, me labourer tout le corps. Il pouvait bien me retourner et s’attaquer ensuite au devant. Je ne me protégerais pas, je ne crierais même pas. Je ne luis donnerais pas cette satisfaction. Mentalement, je le bannissais dans sa pire version de l’enfer. On ne t’a jamais aimé. Ma mère ne t’a jamais aimé. Tu seras tout seul pour le restant de tes jours. » Page 171
Point de surenchère, l’auteur arrive avec facilité (la subjectivité du narrateur de 12 ans y est pour beaucoup) mais aussi une certaine beauté à nous rendre compte de la dépendance dans laquelle les garçons (et surtout le plus jeune) sont emportés. Mais, même si l’auteur nous transpose admirablement les peurs des garçons, je n’ai pas pu m’empêcher de percevoir, en filigrane, une once d’espoir, alimentée sans doute par quelques souvenirs heureux d’enfance et d’insouciance (auréolés sans aucun doute de ses belles paroles mais indéniablement présents), des liens fraternels forts et une lente mais réelle prise de conscience.
« Avec notre père, c’était la catastrophe assurée. Sa trajectoire : la dégringolade ; toujours plus bas. Il allait se tuer, en restant ici. Et ce n’était pas que désormais je m’en fichais. C’était mon père. C’était juste qu’on avait passé trop de temps à l’écouter, assis là, sur ce canapé. Ici on avait été heureux, blessés, tristes. On s’était fait gronder, on avait eu droit à des confidences. On avait été hébétés, assiégés, trahis. On avait dormi ici, rêvé ici, des rêves de jeunesse qui plus jamais ne reviendraient. » Page 147
Descente implacable dans l’univers de la toxicomanie, des abus (mentaux et physique), comme un seul homme raconte avec force et empathie, comment deux frères survivent et choisissent de s’en sortir. C’est un roman noir, mais néanmoins lumineux, qui remue beaucoup d’émotions et dont la narration sans faux pas ne joue aucunement sur le pathos, préférant l’authentique et le brutal de la sobriété des mots.
« On avait mis notre père au lit. Dans notre chambre, j’ai cherché un moyen de persuader mon frère de ne pas contacter notre mère. Plus il approchait du moment où il l’appellerait, plus j’étais certain que jamais je ne voudrais revivre avec elle. Ce n’était pas juste qu’elle n’était pas fiable, mais aussi que dans mes pensées les plus intimes, je redoutais son pardon. La facilité avec laquelle elle glisserait tout sous le tapis, dirait que ça avait été la faute de mon père, ferait comme sui je n’y étais strictement pour rien. Ça ne pouvait pas se produire vraiment. Ça ne durerait pas. Elle avait jamais su garder pour elle le sentiment de déception que je lui inspirais. Et puis notre père, alors ? il nous faudrait l’abandonner, le trahir, aussi.
-Et papa, alors ? ai-je demandé. Il ne survivrait pas. Il mourrait sans nous. » page 110-111