L’image en train de se construire
Vous avez jusqu’au 6 janvier prochain pour découvrir l’exposition Appearance que le Mudam consacre au photographe canadien Jeff Wall. Il s’agit de la première exposition au Grand-Duché centrée sur cet artiste qui a profondément marqué l’histoire de la photographie, en l’inscrivant dans une tradition picturale élargie et en explorant de nouveaux territoires d’expression. Conçue en étroite collaboration avec Jeff Wall, Appearance offre un panorama de son œuvre de la fin des années 1970 à aujourd’hui à travers vingt-sept photographies grand format. L’exposition s’articule autour des différentes préoccupations qui imprègnent le travail photographique de l’artiste : la construction de l’image, le regard, le geste, la figure, le paysage, ou encore la parole et la littérature.On ne saurait trop vous recommander cette exposition, surtout si vous êtes intéressé par la photographie conceptuelle et plasticienne (mais néanmoins hyper-accessible). Je vous mets au défi de ne pas être impressionné par ces tirages XXL sublimés par de grandioses caissons lumineux (les fameux « lightboxes » qui sont la marque de fabrique de l’artiste depuis la fin de années 70). Le rendu est éblouissant, on en prend plein la figure, les lieux et les figures humaines, les ambiances et les architectures, on voit jaillir le moindre petit détail de la scène représentée ; que l’on garde la distance appropriée pour appréhender l’image dans son ensemble ou que l’on s’approche de la toile au centimètre près, c’est fou le degré de réalisme et de densité que propose chaque photographie. Ce qui fascine encore plus, au-delà du plaisir jubilatoire que procurent ces objets photographiques en tant que tels, ce sont les questions et l'étrangeté qu'ils distillent. Mais avant d’aborder cette facette, laissez-moi revenir sur la rencontre presse qui a eu lieu le 5 octobre au Mudam, qui a attiré tous les médias de la place et d’ailleurs - normal, Jeff Wall himself était présent, pour la conférence d’introduction et pour nous faire une visite guidée à travers l’exposition. Oui, on était aux anges.L'apparence ne fait pas l'artiste
Ce qui m’a frappé dès le départ quand j’ai aperçu l’artiste, c’est son apparence. Son attitude aussi. Cela peut paraître futile mais j'aime bien noter les vibrations premières qui émanent d'un personnage public quand on se trouve à quelques mètres de lui. Donc Jeff Wall. Il est habillé en noir, comme les architectes, pas de cravate, il arbore un look sobre et élégant, tout en étant libre et décontracté. Il a l’air un peu renfrogné au début, le sourire courtois mais un peu contrit, les yeux tombants (de sommeil ?), il me fait penser à Bill Murray, le bonhomme qui ne se laisse perturber par rien ni personne, très calme, on dirait qu’il enjoint le monde autour de lui à ralentir le tempo. Je me surprends à me dire « mince, il n’a pas l’air de ses 72 ans, c’est probablement l’activité photographique qui le préserve des méfaits de la vieillesse… ». Mais toute cette retenue low-key qu’on croit déceler dans le photographe n’est que de l’apparence, de la superficialité, une espèce de façade qui cache bien son jeu. Car quand on donne le micro à Jeff Wall, qu’il réponde à une question ou qu’il commente ses photos une à une lors de la visite, on est bluffé par la générosité de sa parole, la clarté de ses propos et la passion qu’il met à bien nous faire comprendre sa démarche générale et le processus créatif qui préside à chacune de ses images. Etonnant aussi le fait que toutes les informations que nous donne l’artiste sur le « backstage » de ses photos, sur leur making-of, n’entachent en rien la force et le mystère qui les habitent. On peut tout savoir de la fabrication de « In front of a nightclub », apprendre toute la mécanique de son élaboration, l’image n’en reste pas moins captivante.Jeff Wall fait des photos qui ressemblent à des films noirs et énigmatiques
Concernant l’hyperréalisme de ses photos, il s’agit là également d’un faux-semblant : les images de Jeff Wall apparaissent au premier abord comme des documents photographiques issus de la réalité la plus ordinaire, mais à y regarder de plus près, on se rend compte très vite qu’on est face à des mises en scène dont l’artificialité est flagrante et assumée. Chaque photo propose un cadre et une histoire qui se déroule dans ce cadre. Solidement ancrée dans une factualité des plus prosaïques, l’image pourtant finit par dessiner les contours d’un grand mystère qui plane dans l’air. Les photos grandeur cinéma de Jeff Wall sont comme des instantanés pris dans le fils d’une narration plus ample, comme si un film était en train de se faire et qu’un fragment du récit nous était donné, non pas le plus révélateur, le plus significatif, mais celui qui se glisse entre les moments forts, celui qui est latent, qui contient en lui la promesse (ou le souvenir) d’un dénouement ou d’une détonation. Libre à nous, spectateurs, d’investir avec notre propre imaginaire cet espace suspendu, en flottement.Street Photography ?
Non, car tout ce qui sur les images de Jeff Wall a l’air spontané, pris sur le vif, est le fruit d’une composition minutieuse. L’artiste élabore sa vision, avec une liberté picturale totale. A partir d’un moment perçu dans la rue, d’une œuvre préexistante (une toile de Manet, un roman, un film, une architecture…), il met en route un processus de production presque cinématographique, recourant à des figurants, des décors, des éclairages et des temps rallongés pour la prise de vue, pouvant aller jusqu’à un mois pour la création d’une seule image. Puis, une fois que la mise en scène est prête, à l’intérieur de ce cadre artificiel qu’il a élaboré, il cherche le geste, le mouvement, la conjonction de facteurs qui vont faire que l’œuvre échappe à son immédiateté, qu’elle devienne ambigüe et pose question, qu’elle s’ouvre à toutes les interprétations possibles, qu’elle devienne lyrique ou critique, selon l’angle de vue de chacun. Dans tout cette méthode, on voit clairement l’investissement de l’artiste se voyant créer ou du photographe se voyant photographier ou du photographe se voyant mettre en scène. L’effet miroir. Une réflexion sur le sens de l’acte créatif, la raison d’être de l’artiste, sa signification dans un monde étriqué, banalisé.Catalogue et programmation culturelle
L’exposition Jeff Wall . Appearance a été coproduite par la Kunsthalle Mannheim et le Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean. Les deux entités, en collaboration avec les Editions Cantz, ont publié un très beau livre qui non seulement reprend les photos de l’exposition, mais contient aussi plusieurs textes passionnants qui aident à saisir la portée du travail de Jeff Wall. Livre en vente à la Mudam Boutique (30 €).L’exposition est accompagnée d’une ambitieuse programmation culturelle comportant conférences, visites et projections. Le 22 octobre, David Campany donnera une conférence intitulée Jeff Wall and the history of photography. Du 23 au 31 octobre, la Cinémathèque du Luxembourg présentera un cycle de films, conçu par Jeff Wall, Frames of Reference. Le 23 novembre, un colloque international présidé par Jean-François Chevrier se tiendra au Mudam Luxembourg.Exposition Jeff Wall Appearance Du 05 octobre 2018 au 06 janvier 2019 – MUDAMCommissaires : Christophe Gallois, Clément Minighettiwww.mudam.lu