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Chaza Charafeddine montre à quoi rêvent les jeunes filles

Publié le 12 octobre 2018 par Savatier

L’artiste plasticienne Chaza Charafeddine continue de creuser son sillon dans le domaine de la photographie. Sa démarche, au-delà d’une pure recherche esthétique, repose sur une observation de la société libanaise dont elle met en lumière les aspects les plus délicats, comme le phénomène transgenre sur lequel elle travailla en 2010 pour son exposition intitulée La Divine Comédie. Cette année, l’artiste s’attaque à la situation des domestiques immigrées employées dans les maisons bourgeoises locales. Principalement originaires de l’Asie du Sud et du Sud-Est, ainsi que de l’Afrique subsaharienne, ces jeunes filles font l’objet d’un commerce qui se situe parfois à la limite de la traite des êtres humains. Dès leur arrivée à l’aéroport de Beyrouth, en fonction des familles dans lesquelles elles travailleront, le plus souvent comme bonnes, elles seront traitées avec humanité ou quasi-réduites en esclavage. La presse s’est plusieurs fois penchée sur ce problème, sans grand succès dans la mesure où le statut des gens de maison, au Liban, échappe pratiquement au champ d’application du Code du travail.

Chaza Charafeddine montre à quoi rêvent les jeunes filles

Chaza Charafeddine aurait pu s’emparer de ce sujet en exploitant la veine misérabiliste, en jouant la carte de la mauvaise conscience, en abusant de bons sentiments sirupeux. Mais son imaginaire ne se nourrit pas de ces facilités vues et revues jusqu’à la nausée ; on ne change pas une société par des moyens qui ont déjà prouvé leur inefficacité. Sa démarche se révèle bien plus créative, plus forte et surtout plus inattendue. Après avoir rencontré dix de ces femmes, elle leur a proposé de passer de l’ombre où elles restent reléguées à la lumière, en les photographiant, non dans leurs activités ordinaires, mais telles qu’elles se rêvent. Chacune est ainsi mise en scène dans un environnement et avec une tenue qui correspondent à cet idéal fantasmé. Ce travail tout à fait original est exposé à la galerie Agial de Beyrouth du 11 octobre au 10 novembre 2018 sous le titre Maidames, mot valise qui fait autant références aux « bonnes » (maid, en anglais) qu’aux « dames ».

Chaza Charafeddine montre à quoi rêvent les jeunes filles

Le résultat est remarquable par le choix des décors, des costumes, des éclairages et de la justesse des poses, sans parler de la composition qui relève de la peinture. Il est aussi très étonnant, car il ne s’inscrit pas dans les stéréotypes des songes de midinettes tels qu’on aurait pu les imaginer. Ni princesse de conte de fée, ni héroïne aussi inculte qu’éphémère de la téléréalité ne figurent dans l’Olympe de ces jeunes femmes. Ainsi, à titre d’exemple, Melanie se voit en aristocrate dans le salon d’un palais telle qu’aurait pu la peindre Mme Vigée-Lebrun, Nadine suggérerait plutôt Schéhérazade, Vera prend la pose d’une « First Lady » qui rappelle singulièrement Jackie Kennedy, Judith semble chercher Susan désespérément dans une tenue qui se rapproche de celle que Madona portait en 1985 dans le film de Susan Seidelman, KuMaria devient l’espace d’une photo une Vierge plus ou moins sulpicienne au moment de l’Assomption et Bruktayt choisit la divine Marlène Dietrich dans des poses célèbres, pour deux clichés à la fois décalés et tellement convaincants. Dans leur esprit, sans doute, les femmes représentatives, qu’elles incarnent pour un instant et qu’elles rêvent de devenir, sont-elles aussi un moyen d’échapper à l’invisibilité qui constitue leur quotidien.

Chaza Charafeddine montre à quoi rêvent les jeunes filles

Mais la photographie la plus saisissante, la plus inattendue, la plus réussie peut-être est celle où Hana pose en Jeune fille à la perle de Vermeer. Elle ne fantasme pas sur une position sociale qui la placerait dans l’élite politique, économique, cinématographique, voire religieuse du monde ; son rêve ne vise pas à occuper une position de pouvoir, à briller sur une scène, à susciter le respect figé des fidèles ou l’adoration des foules. Elle choisit pour modèle une jeune fille anonyme dont les historiens débattent encore aujourd’hui pour savoir si elle était l’une des filles du peintre ou une simple servante. Toute la puissance de la toile, qui est l’un des chefs-d’œuvre de la peinture occidentale, se retrouve dans l’expression et le regard d’Hana. Sait-elle ou pressent-elle qu’entre toutes, c’est elle la véritable icône ?

Chaza Charafeddine montre à quoi rêvent les jeunes filles

Illustrations : Nadine, photography printed with archival ink on fine art paper and mounted on dibond, edition of 5, 55 x 80 cm, 2017-2018 – Bruktayt In Black, photography printed with archival ink on fine art paper and mounted on dibond, edition of 5, 80 x 55 cm, 2017-2018 – Miss Vera,  photography printed with archival ink on fine art paper and mounted on dibond, edition of 5, 80 x 55 cm, 2017-2018 – Hana Lielit, photography printed with archival ink on fine art paper and mounted on dibond, edition of 5, 80 x 70 cm, 2017-2018.


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