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Une mise en scène peu stratégique

Publié le 14 octobre 2018 par Morduedetheatre @_MDT_

Une mise en scène peu stratégique

Critique de L’heureux stratagème, de Marivaux, vu le 14 octobre 2018 au Vieux-Colombier
Avec Éric Génovèse, Jérôme Pouly, Julie Sicard, Loïc Corbery, Nicolas Lormeau, Jennifer Decker, Laurent Lafitte, Claire de La Rüe du Can, dans une mise en scène de Emmanuel Daumas

De Emmanuel Daumas, je n’ai vu que sa mise en scène de Candide, il y a quelques années, au Studio-Théâtre. J’étais conquise, mais la distribution y était pour beaucoup. Là, j’étais déjà plus inquiète. Dans la distribution ne figuraient pas mon top Comédiens-Français, au contraire. Je suis arrivée un peu en traînant des pieds, ce dimanche où mon temps de divertissement était compté tant le travail pleuvait. Mais je n’ai pas boudé mon plaisir. Voilà un spectacle qui s’écoute avec un certain ravissement.

La Comtesse aimait Dorante, mais Le Chevalier est passé et a séduit la Comtesse qui se met à délaisser son premier amant. Elle est persuadée de ne l’aimer plus – d’autant plus persuadée d’ailleurs que lui l’aime de tout son coeur. C’est plus facile de n’aimer plus lorsqu’en face on aime toujours plus et on jure un amour éternel. La Marquise, qui s’est vue délaissée par Le Chevalier, a bien compris cela, et propose à Dorante de se jouer d’eux pour reconquérir leurs coeurs : en feignant un amour naissant puis un mariage à venir, Dorante et La Marquise feront renaître la flamme dans le coeur de leurs amants respectifs. Car chez Marivaux, amour et jalousie ne sont jamais très loin…

Que je l’aime, mon Marivaux. J’étais un peu en froid avec lui depuis la découverte de son Petit-maître corrigé, vu à la Salle Richelieu il y a quelques années, et c’est ce souvenir qui m’a fait entrer à reculons au Vieux-Colombier. J’avais tort, j’en confesse. Retrouver cette langue a ravi mon oreille. Tant de finesse, tant de subtilité, tant de clairvoyance dans les rapports amoureux et la complexité du coeur féminin… Je suis ravie de découvrir ce texte, mais aussi ravie de l’avoir entendu de pareille manière.

Elle est dure, cette pièce, pour les femmes. Claire de la Rüe du Can est une Comtesse délicate, un peu perdue, mais surtout très touchante. On lit parfaitement dans ses yeux le désarroi d’avoir perdu son Dorante, et sa peine m’a fait l’effet d’une gifle. Je me suis reconnue en elle, il y a quelques années. Et quand le poids de sa faute s’est pleinement révélée à elle, sa soudaine impuissance m’a donné des frissons. Julie Sicard campe une Marquise plus lucide sur la situation, et manipule ce petit monde avec finesse et, parfois, un petit ton narquois qui lui va très bien – ce qui ne m’a pas empêché de voir en elle une femme profondément blessée.

Une mise en scène peu stratégique

© Christophe Raynaud de Lage

Une blessure qui se retrouve aussi dans le jeu de Jennifer Decker, moins mature que le personnage de La Marquise, plus naïve, plus enfantine. Touchante quand elle perd ses moyens, Jennifer Decker poursuit sa conquête improbable de mon coeur. Depuis plusieurs spectacles déjà, me voilà à l’attendre lorsqu’elle sort de scène, à ne voir qu’elle lorsqu’elle est sur le plateau. C’est une découverte – une redécouverte plutôt, puisque j’ai l’impression d’avoir devant moi une comédienne nouvelle. J’ai hâte de la revoir.

Et puis, quel talent de pouvoir ainsi dominer les penchants cabotins de Loïc Corbery ! Lui qui tend à retrouver ses vieux démons dans les scènes de valet, le voilà transformé lorsqu’il joue en duo avec Jennifer Decker. Quelque chose passe, entre eux, et c’est vraiment beau. De son côté, Jérôme Pouly a quelque chose de déchirant. Son amour pour La Comtesse est comme une évidence et on se surprend à en vouloir à La Marquise qui le malmène et l’oblige à porter la supercherie jusqu’au bout. Laurent Lafitte est le contrepoint comique de la pièce, et cela fonctionne si bien qu’on lui pardonnera un accent marseillais venu remplacer de manière totalement impromptue ses origines gasconnes. Les accents ne semblent d’ailleurs pas le fort de la direction d’acteur car j’ai trouvé celui de Nicolas Lormeau peu convaincant – mais rattrapé par une composition bien plus pertinente. C’est sur la proposition d’Eric Génovèse que j’ai plus de réserves, car si le comédien est toujours aussi délicieux, l’ambivalence de son Frontin m’a gênée : ce valet mène-t-il la danse ou n’est-il lui aussi qu’un pion dans ce grand jeu ? Ce n’est pas clair.

Voilà. Tout pourrait s’arrêter là, et tout serait bien merveilleux dans le meilleur des mondes possibles. Alors pourquoi Emmanuel Daumas a-t-il ainsi gâché son spectacle ? Rien de trop grave finalement, car la forme ne pèse pas trop sur le fond, mais la question se pose quand même. Pourquoi le directeur d’acteur si fin a-t-il laissé le metteur en scène en roue libre ? Pourquoi ce décor si laid fait de bâches et de coups de peinture (et on passera sur les costumes) ? Pourquoi ces intermèdes musicaux entre les scènes, qui ne font que ralentir un rythme pourtant bien introduit ? Pourquoi utiliser ici un dispositif bifrontal, si ce n’est pour simplifier les entrées et sorties des comédiens ? Pourquoi ces lumières si disgracieuses, pourquoi ces soudains bruitages venant interrompre un texte qu’on entendait si bien ?

J’ai comme l’impression qu’Emmanuel Daumas a eu peur de l’étiquette classique. Ce que j’ai vu ce soir, c’est une mise en scène fondamentalement classique, dans sa manière de faire entendre le texte, de gérer les déplacements, d’utiliser les symétries. J’ai eu l’impression qu’il cherchait à se faire violence pour proposer une scénographie volontairement disruptive, mais ne parvenait qu’à créer une incohérence entre sa direction d’acteur et ce qui l’entourait. Malgré tous ses efforts, son travail reste grandement conventionnel – et ce n’est pas un problème car pas à un instant on ne s’ennuie ! Mais cela reste dommage de s’être perdu dans des détails totalement contre-productifs.

Cela reste malgré tout une belle découverte. 

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Une mise en scène peu stratégique

© Christophe Raynaud de Lage


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