Les témoignages personnels, les regards critiques n’auront pas manqué, comme on pouvait s’en douter, après la mort du peintre Jacques Monory, au point de s’interroger sur la pertinence d’ajouter un article de plus sur cette disparition. Pourtant, difficile de passer sous silence la mémoire de ce presque demi-siècle traversé avec le croisement, au gré des circonstances de cet homme dont la gentillesse n’était pas une posture, dont le parcours répondait à une exigence personnelle.
Le rencontrant pour la première fois en 1972, j’ignorais que son univers allait m’accompagner jusqu’à aujourd’hui à diverses occasions. Émotion de repenser à sa disponibilité pour un premier entretien vidéo alors que cet outil balbutiant venait tout juste d’arriver dans l’univers journalistique. Émotion encore de revoir sa silhouette au gré d’expositions y compris de celles auxquelles il accepta très simplement de participer à mon initiative.
Tout a été dit sur le bleu Monory depuis de longues années. Pourtant je n’ai jamais trouvé un texte aussi pertinent que celui de Jean-François Lyotard qui, dès 1973, avait magnifiquement cerné l’œuvre du peintre : « Cette profonde érosion des différences chromatiques, qui est comme une maladie des yeux (monochromatisme), elle est la pulsion de mort agissant dans le champ des couleurs. Elle atteste l’énorme teneur en charge mortifère de la tension libidinale chez Monory ». Il n’y a rien à ajouter.
Jacques Monory me confirmait cette analyse : “Cet insupportable événement de la mort, j’essaie de l’agrémenter du faste de la tragédie, le colorer de la froideur du roman noir, du thriller bleuté, du délire glacé d’un romantisme dérisoire”. Entre réalité et imaginaire, entre cinéma et rêve, le peintre se mettait en scène dans ses tableaux et installait son personnage dans ce no man’s land intouchable entre le réel et la fiction.
A-t-on oublié, cependant, que Monory a parfois fait une entorse à l’utilisation de ce bleu ? « New York N° 10 », dans le rêve du peintre, bascule et le tableau sera monochrome jaune «parce que ce jour là, dit-il, j’ai vu Central Park tout jaune ». Une autre hypothèse surgit : ce jaune envahissant ferait écho à une anecdote de son enfance liée aux projections en plein air des cinémas ambulants, où l’on mettait, devant la projection noir et blanc un filtre bleu pour représenter la nuit et un filtre jaune pour évoquer le jour. En outre la toile imposante avec ses plus de cinq mètres de largeur, adopte le format panoramique du cinéma hollywoodien.
Jacques Monory dans l’exposition « Bandes à part » au Palais Bénédictine à Fécamp en 2006.
Mais c’est peut-être davantage encore l’expérience humaine de Jacques Monory qui m’impressionne encore aujourd’hui. Car cet homme a toujours tout fait pour donner sa vie à son œuvre. L’entretien physique de sa personne faisait partie intégrante de cette démarche. On peut même s’interroger sur l’importance décisive du temps, sur cette impérieuse nécessité de le retenir coûte que coûte. Sans malice aucune, on peut rappeler que Jacques Monory avait, pendant un temps, quelque peu triché avec sa date de naissance, au point de donner le tournis aux biographes et aux wikipédiens. Je crois qu’il s’agissait à l’origine, de se donner une chance de participer à un concours réservé à de jeunes artistes. Mais il fallut bien du temps avant que son âge véritable réapparaisse dans les biographies. Au-delà de l’anecdote, c’est cette volonté de pouvoir consacrer une vie pleine et entière à son œuvre qui reste l’essentiel.
Au regard des analyses critiques, Jacques Monory, pour sa part, commentait parfois ses tableaux avec la distance de l’humour. Il m’expliqua un jour : « Au fond, quand j’ai envie de me faire plaisir, je peins un revolver. Alors pourquoi je me priverais ? » concluait-il en ponctuant se phrase d’un grande éclat de rire.