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(Note de lecture), L’Éternité de Jean, ou l’écriture considérée comme la castration du maïs, de Marc-Émile Thinez, par Olivier Penot-Lacassagne
Par Florence TrocméNom d'emprunt, titre énigmatique. Publié par une maison d'édition discrète qui accueille Alain Frontier, Bruno Fern, Philippe Annocque ou Lucien Suel, le troisième livre de Marc-Émile Thinez ne peut laisser indifférent. De construction complexe, formellement inventif, il déploie page après page le récit d'écritures qui se cherchent, de filiations retrouvées ou rompues, de retrouvailles mythologiques, d'égarements humains.
Seize énoncés empruntés à différents auteurs - psychanalystes, romanciers, poètes, essayistes, hors-la-loi - ouvrent la première des cinq " planches " de cet ouvrage. Le thème, diversement approché, en est la castration, " opération par laquelle on prive un individu de la faculté de se reproduire " (selon le Petit Robert) : Jacques Lacan (" une castration qu'on définit parfois comme le manque symbolique d'un objet imaginaire "), Albert Spaggiari, (" fais-toi une beauté virile... "), Dominique Fernandez, Pierre Alferi, Michel Leiris, Claude Simon, E.M. Cioran, Paul Auster, et même le quotidien Sud Ouest (" arracher les fleurs mâles afin que les fleurs femelles soient fécondées par le pollen venant d'autres plantes "). Chacune de ces propositions encadre de brefs fragments sur Marc-Émile, " un enfant anxieux de virilité et de ce signe avant-coureur la mue " (Leiris). Adolescent " complexé ", " inhibé ", osant " à peine parler ", il essaie sa " voix ", avant de chercher ses mots :
Pierre Alferi 05
l'écriture donne à la langue une résonance nouvelle
oui des écarts. écarts grotesques. Aléatoires
incursions dans le grave aux airs d'espoir. ou
d'argument. maigre argument. ne règle rien. rien
du tout. tout au contraire. au contraire aggrave.
voix singulière qui ne peut s'écrire : voix détimbrée.
D'une citation enchâssante à l'autre, à même la page ou dans la boue de maïs bisexués, mâles et femelles, se construit conjointement le récit d' " incursions aléatoires dans le grave d'une voix qui se cherche et s'égare ", et l'advenue d'une écriture " qui donne à la langue une résonance nouvelle, pose une voix détimbrée qui ne peut que s'écrire ".
Parallèlement, par ensemencement croisé plus que par juxtaposition aléatoire, est relatée la longue histoire de la domestication du maïs, passé de l'état sauvage à l'état cultivé ; puis celle, récente, de l'hybridation industrielle des semences. Des " hommes maïs " (" autre nom des Indiens mayas pour qui l'homme est fait de maïs, céréale sacrée [...] dont l'exploitation est un crime ") aux paysans d'aujourd'hui, " productivistes et endettés ", Marc-Émile Thinez explore un basculement - coupure et rupture anthropologiques plus qu'historiques - qui eut lieu jadis et se répète aujourd'hui : opposition du temps long et du court terme, épuisement du monde par des hommes aveuglés...
Filiations littéraires et fécondations végétales, en miroir. La faillite moderniste fait césure : semenciers dominateurs, graines stériles, polluants phytosanitaires, paysans aliénés, d'une par ; bilans d'exploitation, langages pauvres, existences acosmiques, émotions formatées, de l'autre :
Croyance contre croyance, sacré contre modernité.
Produire et vendre, la religion des maiceros : du maïs en masse sans souci du sol et saper ces superstitions, le passé s'en débarrasser.
En contrepoint, dans la succession poreuse de séquences dont on suit l'habile déroulé, s'esquisse une autre réflexion sur le travail d'écriture comme gommage des traces, " dé-marque " ou " sortie de soi ". Singulière formule, posée avec précaution : " écrire comme tout le monde, pas comme n'importe qui ". En apparence paradoxale, elle esquisse moins une posture qu'une certaine tenue dans l'écriture : " éviter de se faire re-marquer ", de se ré-inscrire dans la trame du déjà-écrit, afin de se déprendre du monde tel qu'il est. Non reproductrice, l'écriture se fait donc " castration ". Pour se soustraire à toute familiarité, déjouer la fausse ressemblance, apprendre à ne ressembler " à rien de connu ", il importe non pas de désexualiser la langue ou la plante (par une opération privative, stérilisante), mais d'ôter l'excédent, " épurer jusqu'au dénuement " la langue inhumaine des maiceros pour trouver, peut-être, un sens à ce qui est et à ce qui vient. Habiter enfin, espace-temps d'une nouvelle histoire, post-moderne, un lieu et une langue échappant au saccage du monde et des mots.
L'Éternité de Jean est un livre qui exige du lecteur qu'il revienne sur ses pas, parcoure avec attention les phrases lues, sans cesse reprises, à chaque fois évidées, jusqu'aux deux pages finales qui semblent restituer cet ensemble éclaté en une synthèse enfin réalisée, mais où se propose aussi tout autre chose : une continuité dont on se demande si elle constitue un aboutissement (la réalisation du livre) ; une somme (plus qu'un résumé) ressaisissant toutes les variations scripturales expérimentées ; le commencement d'un récit dont on suit à rebours les déconstructions et les apurements. " Écrire, couper, le même geste et croiser, métisser, hybrider. Soi par l'autre. Soi dans l'autre dans soi. Sans soi. Nous en sommes à l'été pluvieux, au champ détrempé. Jean patauge et se souvient [...] ".
Olivier Penot-Lacassagne
Marc-Émile Thinez, L'Éternité de Jean, ou l'écriture considérée comme la castration du maïs, Éditions Louise Bottu, 2018, 139 p., 14€.