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(Note de lecture), Les ombres de Stig Dagerman, de Lo Dagerman et Nancy Pick, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

L’ombre de la mère est tombée sur Stig Dagerman

Dagerman
Paraît ces jours-ci chez Maurice Nadeau, l’éditeur historique de Stig Dagerman (1923-1954), un curieux livre, écrit par Lo Dagerman (la fille de Stig) et Nancy Pick, traductrice et journaliste américaine, Les ombres de Stig Dagerman.
Ce livre écrit à deux voix alternées porte sur l’année 1947, à Paris, période où l’écrivain suédois tout jeune et déjà célèbre rencontre Etta Federn, juive allemande survivante. Le fils aîné d’Etta, Jean, très aimé, a été tué dans le dos par des collabos. Son idéal était moins la patrie que la liberté (il avait de fortes sympathies pour l’anarchie syndicaliste espagnole). Reste en vie un second fils, d’un autre mariage, personnalité plus terne, et bien moins aimé. L’amitié entre Etta et Stig est profonde, ils se voient souvent, il l’aide car elle est âgée et malade. Dagerman et sa femme s’occuperont d’elle jusqu’à la fin, mais l’écrivain change brutalement et totalement d’avis sur Etta et écrit une pièce terrible qui sera jouée peu de temps avant la mort d’Etta à Stockholm. Le récit, dans la pièce, est inspiré des personnages d’Etta et de son second fils, Michel, qu’elle ne cessait de houspiller méchamment, au point que pour s’affirmer en tant qu’homme, dans la pièce, le fils finira par tuer sa mère (symboliquement ou non, un doute demeure). Pièce psychanalytique, violente, dérangeante, « l’ombre de Mart » sera jouée longtemps.
À partir de ce questionnement sur le changement de vue sur un être, auront lieu la recherche et l’échange entre Lo Dagerman, qui s’occupe de l’œuvre de son père, et Nancy Pick, membre de la famille d’Etta.
Curieux livre car il semble décousu au premier abord, et s’avère finalement la construction même, parfois erratique, chaotique, du questionnement. Les points de vue peuvent différer, le questionnement évolue. Il serait facile d’ « interpréter » la relation de Dagerman avec Etta comme une transposition d’une relation mère-fils, dans la mesure où Etta était âgée et Dagerman abandonné par sa mère très vite après sa naissance, le lien étant à peu près inexistant avec le père. Facile aussi, mais pas inintéressant, de comprendre que le changement a lieu quand Dagerman comprend que la mère (Etta) traite très mal son fils Michel, le malheureux survivant, et que dans un basculement, il s’identifie alors au fils. Les deux auteurs ne cèdent à la facilité et montrent bien au contraire la complexité de plus en plus grande qui se fait jour. Nancy Pick ne renonce pas au sentiment affectueux qui la porte à comprendre son aïeule, Lo Dagerman elle, ne renonce pas à comprendre ce père mythique, qu’elle n’a quasiment pas connu. Leur compréhension mutuelle, loin de les opposer, les enrichit, ce qui fait de ce livre non seulement un témoignage sur un grand écrivain mais aussi l’histoire d’une amitié. Respectueuses l’une de l’autre, elles savent s’éloigner quand un point devient douloureux pour l’une d’entre elles.
En fin de compte il restera de l’indécidable : qu’en a-t-il été réellement de l’identification de Dagerman à l’un ou l’autre du « couple » mère-fils, comment le savoir vraiment ? Même Annemarie, la première femme de Dagerman (Lo est la fille d’un second mariage), témoin de ces rencontres entre Etta et son mari, ne peut en dire plus.
Il émane de ces pages un certain flou qui peut gêner mais qui vient sans doute de toutes les difficultés de recherche, du temps qui passe et altère les souvenirs, du mode de recherche à la fois affectif et intellectuel qui baigne ce dialogue. Flou également car Dagerman est en période de doute politique, littéraire, sentimental.
On avance dans le temps, avec la mise en œuvre de la pièce, à laquelle Dagerman assiste, et à son succès. Madame Angelica figure Etta et Gabriel, son fils Michel. L’angoisse est forte et la fin, un matricide sans doute (on ne le voit pas, on le devine). Etta n’a vraisemblablement pas su que cette pièce était écrite et jouée. Les enjeux étaient tout intérieurs à Dagerman. Mère abandonnique, mère incestueuse (Dagerman rencontrera sa mère à l’âge adulte, il lui consacrera un récit trouble), mère monstrueuse peut-être, mais qui connaît le secret des êtres quand ils ne sont plus là ?...
La réponse réside sans doute dans le fait que de tout cela, l’écrivain  a fait, au plus fort d’une période de doute et de dépression, une œuvre d’art.
Nancy Pick y aura élucidé l’énigme de son aïeule, Lo Dagerman aura réussi à comprendre son père, ça n’est pas le moindre mérite de la rencontre entre ces deux femmes, qui analysent ces processus et n’en tirent rien de définitif.
Une fin très ouverte, légère, joyeuse, montre que la vie est la plus forte et qu’un père qui s’est suicidé n’ôte pas pour autant la vie à sa fille, mais que le travail du deuil reste indispensable.
Outre le récit des échanges, le livre est augmenté de documents d’archives, lettre d’Etta qui était aussi chiromancienne avec une analyse très fine des mains de Dagerman : l’homme qui « attire la souffrance ».
Dans Deuil et mélancolie Freud écrivait : « l’ombre de l’objet est tombé sur le moi », cet « objet », la mère, étant perdu, comment vivre ? Pour Stig Dagerman, autant que possible, c’était écrire.
Isabelle Baladine Howald


Lo Dagerman, Nancy Pick, Les ombres de Stig Dagerman, Paris 1947, Editions Maurice Nadeau, 2018, 193 p., 19€.


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