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Théâtre : "Intranquillités - Suite pour âmes perdues", pièce mise en scène par Rita Bento dos Reis

Publié le 15 novembre 2018 par Paulo Lobo

Théâtre

L'ombre du poète

Ce spectacle, bref, incisif, pourrait se résumer par 'Le retour du poète', le retour de son langage, de la beauté de son langage, le retour de la liberté de choisir ou de ne pas choisir, le retour de l'être face à l'avoir ou au faire. Ce sont des idées qui ont surgi en moi en regardant la pièce hier soir. Je voulais écrire quelques mots, quelques phrases, juste comme ça, en les laissant jaillir de la plume spontanément.
D'abord dire la richesse visuelle de la pièce. Décor insolite, onirique, feutré, on est dans la chambre de Lena, un sol transformé en échiquier, un lit, un bureau de travail, une malle mystérieuse ...
La jeune fille est seule au plus profond de la nuit, de sa nuit. L'action pourrait se passer aujourd'hui comme il y a 100 ans - ne serait-ce la technologie utilisée par Lena pour s'exprimer, car elle se prépare à réaliser un podcast littéraire en direct sur les réseaux. On sent que l'exercice tient à la fois de la confession, du cahier intime, et de la diffusion média, Lena maîtrise la technique et elle a des auditeurs, des followers, qui l'écoutent et lui envoient des messages. Cette fois, Lena se prépare à parler du 'Livre de l'intranquillité' de Fernando Pessoa. Le broadcast commence sereinement, méthodiquement, Lena assume un rôle presque pédagogique, s'épanchant sur l'histoire du livre et son auteur.
Soudain quelque chose se passe chez Lena, un saisissement, une prise de conscience, comment dire, un grand vertige, ce phénomène étrange et indicible connu de tous les amoureux de livres et de littérature. Ce moment où on a l'impression de rentrer dans la tête de l'auteur, de voir et sentir les choses à travers lui, une espèce de fulgurance qui nous traverse, spatio-temporelle, même si l'écrivain a vécu il y a 100 ans, ses mots deviennent nos mots, sa pensée devient notre pensée, il y a communion d'esprit et de sensibilité, soudain on comprend qu'on n'est pas seul en poursuivant la lecture, quelqu'un dans cette vaste humanité est sur la même longueur d'ondes que nous, et les mots qu'on va lire résonneront avec mille fois plus d'intensité en nous.
C'est ce qui arrive à Lena. Pessoa est un exilé, d'une certaine façon un 'immigré' aussi, comme Lena, un individu divisé entre plusieurs cultures, entre plusieurs langues, entre passé, présent et futur, entre le dedans et le dehors, son monde intérieur et son petit travail de fonctionnaire. Un étrange étranger dans un monde où il se sent aliéné. Comme Lena, il se met à entendre plusieurs voix dans sa tête, se transformant en un être multiple, multi-strate, multi-mondes.
Lena se reconnaît en Pessoa. Par livre interposé, elle devient Personne,  et la voilà qui plonge avec frénésie dans ce miroir qui se révèle à elle.
Soudain c’est l’image dans l’image dans l’image dans l'image dans l'image, la réflexion reproduite à l'infini. Cette sensation tourbillonnante et troublante d'avoir plusieurs langues dans la tête et de ne plus savoir qui est la mère et qui est le père. La perte de repères. Le sol qui se dérobe sous ses pieds.
Dans quelle langue sommes-nous à l'aise, nous les fils d'immigrés ayant grandi ici. Plusieurs langues, toutes nous conviennent mais toutes sont comme des habits qui ne sont pas à nous, qu'on nous a gracieusement fournis, sinon on serait tout nus.
Où est notre chez-nous, où sont nos habits véritables, où est notre sol, où sont nos mots ?
A travers des dispositifs scéniques très simples, visuels et graphiques, "Intranquillités" cherche à traduire cette angoisse profonde et glaciale que nous ressentons face à un lieu que nous habitons sans y habiter, une langue que nous parlons sans qu'elle fasse véritablement corps avec nous, une nuit dans laquelle nous nous drapons avec volupté car elle est le meilleur écran pour y projeter nos peurs enfouies. Le déracinement est une blessure qui jamais ne guérit vraiment.
Dans ce récit aux tiroirs multiples, les deux comédiens Hana Sofia Lopes et Denis Jousselin oscillent entre gravité et légèreté. D'un côté, le lyrisme et le désarroi propres à la jeunesse, de l'autre la voix du penseur-poète, la voix des siècles, rassurante et enveloppante, semblant porter en elle la civilisation d’hier et d’aujourd’hui. La rencontre se déroule sur le ton de la complicité et du dédoublement, Lena se voit en Pessoa, Pessoa se retrouve en Lena, le poète et la podcasteuse sont comme des pions jouant dans le même camp sur l'échiquier existentiel, cherchant une issue sans vraiment la chercher. Car l'évasion, ce n'est pas casser les barres de la cellule, c'est regarder à l'intérieur de notre être et libérer l'imaginaire.

Théâtre

Lena (Hana Sofia Lopes) ouvre la malle aux secrets enfouis.

Intranquillités, c'est l'histoire de la rencontre d’un être avec lui-même, ses chaînes, ses origines, son mal-être, c'est la constatation que personne n'est seul dans sa prison, tous les êtres humains sont des déracinés, tous doivent chercher une harmonie existentielle qui n'est possible que s'ils acceptent de se regarder dans le miroir et d'y voir, pas seulement leur reflet physique, superficiel, mais aussi l'être intérieur, l'être universel, qu'ils sont aussi.
Rita Reis met en scène une pièce à la gloire de la culture salvatrice. Il y a ce pouvoir de la poésie et des livres, la poésie, la littérature, l'expression de la parole, des fenêtres ouvertes qui permettent de nous échapper de notre quotidien, de le transcender, de vivre une autre vie ailleurs et en même temps.
Il faut lire lire lire encore il faut lire toujours, c’est la façon d’arriver à porter en nous les rêves du monde entier.

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Conversations intimes


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L'image dans l'image dans l'image

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Complicité autour d'une lecture dans la nuit



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