Après quatre années d'absence éditoriale, Claude Favre livre un diptyque formel autour d'une même préoccupation : les bruits du monde. Mais pas n'importe lesquels. " Il y a des attentats dans ma bouche ", écrit-elle dès le premier poème, " ma bouche est la tienne ", poursuit-elle ; frères humains opprimés, poursuivrait-on pour elle.
La première section ( Crever les toits, etc.) est composée d'une suite de poèmes qui courent en prose à travers le monde, " au large du monde ", là où ça agresse, bataille et bombarde, attente, assassine, emprisonne, là où les victimes sont civiles et humaines et subissent conflits et guerres, là où l'humain souffre de l'humain. L'écriture file à prose perdue, à vitesse d'émotion, ponctuée de tirets bas, pour transporter ici et là-bas, et sinon parfois, d'une virgule juste pour reprendre son souffle, mais il n'y a pas le temps de reprendre son souffle, car il faut, de Calais à Mossoul, courir au secours verbal de moult et moult victimes. Ça va aussi vite qu'un flash d'information de France Info, ça y ressemble même, passant d'une nouvelle du monde à l'autre, mais la comparaison s'arrête là, car là, le cœur y est. Chaque page est une prose de quinze à vingt lignes ; mais les proses s'enchaînent et se relaient, comme une chaîne humaine dans le verbe. L'émotion, contenue, s'entend dans le rythme, haletant, éperdu, généreux ; les phrases informent, le rythme déplace, c'est-à-dire émeut. Réfugiés, migrants, Rroms, prisonniers politiques, sans domicile fixe, affamés : la poète les accueille à prose ouverte ; " tant de personnes en dérive de pauvreté ", avec cette capacité d'accueil très whitmanienne, " j'ai le monde entier et son contraire en moi et hors ", mais nul lyrisme du moi, ici, aucunement, mais lyrisme de l'autre. Prenant bouche pour ceux qui n'ont pas la parole, la poète endosse le rôle de porte-parole des souffrants et diffuse de la parole muette ; une extrême sensibilité du monde est à vif, et s'insurge contre l'indifférence crasse et coupable d'égoïsme. Ce faisant, et pour ne pas sombrer dans une morosité mélancolieuse, la poète intègre des ritournelles dans sa rythmique, des paroles de Bertrand Cantat, Lou Reed, Leonard Cohen, Henri Salvador etc., pour danser sur les brasiers et les ruines et sur la terre devenant gaste.
La seconde section est formellement on ne peut plus différente : en vers numérotés et justifiés à gauche en page de gauche, numérotés et justifiés à droite en page de droite, de 1 à 1 690, et l'intention reste la même que dans la première ( voir l'Anthologie permanente du 29 octobre 2018). Le rythme est saccadé par les chiffres (obéissent-ils à une contrainte interne ?) Ce sont des captations, de bribes et d'échos du monde et de pensées fugitives, avec cette impression d'une poète qui cette fois déplace continuellement le curseur sur la bande FM d'un vieux poste de radio pour rechercher dans le vacarme cacophonique une logique continue à tout ce qui se passe d'effroyable dans le monde. Mêmes lieux et mêmes gens que dans la première section, dans un bringuebalé chaotique du monde, ses victimes et ses souffrants, avec cette intention renouvelée d'exploser les petites préoccupations franco-égoïstes (la poète laisse sourdre une certaine colère) ; n'est-elle pas juste cette série de questions ? : " c'est où Syrte 595 [...]/ 551 c'est où la frontière russo-norvégienne/Mourmansk à deux heures de route, c'est où Mourmansk/599 c'est où Bangalore/ 600 Bafoussam c'est où</601 c'est où Dhaka, c'est où Hanoï, Dhama/.../603 à Bab Al-Hawa, c'est où Bab Al-Hawa/.../6180 c'est où Mostar, son pont cordial " ; coupables que nous sommes d'ignorance géopolitique, l'ignorance étant responsable de l'indifférence et de l'inaction. En cette énumération numérotée, distante, Claude Favre hausse le son jusqu'à saturation de la cacophonie, jusqu'à l'inaudibilité du monde. Elle perpétue ici-même un attentat poétique contre les frontières fermées à l'autre, nationalistes et identitaires, n'épargnant pas ce peuple à cerveau hexagonal et à l'ignorance crasse sus-évoquée et bien pensant que " les migrants, des repris de justice, des violeurs, des assassins " ; tout son livre déniant cette fangeuse pensée. Un livre fort, intense, engagé dans la folie du monde et contre la folie destructrice de l'homme par l'homme, sans pathos aucun, ni trémolos dans la bouche (contrairement à maints de ces livres de poésie qui font florès en ce moment et politiquement corrects sur la question des migrants). Elle nous bombarde de phrases choc pour nous faire entendre les bombardements lointains (et insoutenables) qui sont les raisons des déplacements de gens en fuite, migrants et réfugiés. Le livre se terminant par des numérotations verticales seules, sans phrases, tombant comme des bombes qui laissent sans mots.
Jean-Pascal Dubost
Lire ces extraits du livre.
Claude Favre, Crever les toits, etc. suivi de Déplacements, Les Presses du réel, 2018, 96 p., 10€
Fiche du livre sur le site de l'éditeur