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(In memoriam) Claude Margat, par Auxeméry

Par Florence Trocmé


Claude Margat, 24 juillet 1945 - 30 novembre 2018
Le passant extatique

Pour aller du côté sans chemin
je connais le chemin
c’est tout de suite ailleurs
C.M., La voie

Claude Margat
Il avait choisi.
Je trouve, pensant à qui il fut au lendemain de sa mort (quel lointain nous rapproche encore !), et réouvrant un livre aimé de lui, cet aphorisme des Poteaux d’angle de Michaux, auquel il souscrivait assurément. Ce livre était un de ses socles, au même titre que le Tao-te king. Et donc, ceci :
« Ne proclame pas tes buts. Même et surtout si tu les vois, ou crois les voir. Au départ déjà, te restreindre ! Si affaissé, brimé, si fini que tu sois, demande-toi régulièrementt – et irrégulièrement – “Qu’est-ce qu’aujourd’hui je peux encore risquer ?” »
Claude Margat avait choisi la voie de la discrétion. Dans l’ailleurs, on ne fait pas le fier à bras, on sait qu’il faut soutenir une direction, et cette entreprise, d’assurer ses fins sans les dévoiler, réclame une certaine économie dans le comportement. Non par conséquent qu’il fût homme à s’effacer et refuser les combats. Au contraire. Cette discrétion impliquait une tension de chaque instant, et relevait d’une stratégie au long cours, un sens exact des visées à poursuivre, lesquelles ne se révèlent précisément que dans le travail, et certes pas dans la proclamation. Stratégie, vision distincte de l’espace où intervenir.
C’est cela – intervention, ce terme-là définira sans conteste sa façon d’aborder le réel. Avec souvent chez lui, une forme de violence, ou d’impatience amusée, qui n’épargnait jamais – qui nettoyait le champ de vision. Qui permettait de passer en effet. Nos conversations se faisaient dans cette complicité-là : comment traverser les lignes ennemies, tout en préservant ses chances au visible d’advenir.
Claude avait d’abord tenté l’aventure des mots. Des romans en témoignent, et plusieurs recueils. Mais le poème, pour lui, en était arrivé à ne plus intervenir que comme tentative d’ajustement de la parole à la perception des choses, des êtres et de leurs relations, dans le vaste, l’inépuisable mouvement qui constitue l’essence de l’univers. Et étant devenu peintre, et hors des frontières de ce que nous nommons ici peinture, il avait privilégié depuis des années le compte rendu de son expérience directe ; une suite d’essais comme Exorcismes, essai sur l’action de peindre (1998, éd. Hesse), Poussière du Guangxi, (coll. « Sur la trace des peintres lettrés en Chine », 2004, La Différence), L’Horizon des cent pas (2005, La Différence), Daoren (l’Homme du Tao) (2009, La Différence) donnent donc à lire l’itinéraire d’un chercheur d’or – j’entends, de la complétude de l’être immergé dans le monde et tentant de coïncider.
Son domaine était celui du paysage où son enfance avait trouvé un refuge naturel : le marais, entre Seudre et Charente, qu’il parcourait avec un ami cher auquel il avait récemment consacré un livre de souvenirs, et que j’ai également arpenté avec lui quelquefois : nous nous faisions part là, en parcourant l’étendue sous le ciel, de ces expériences singulières, où se manifeste la conjonction des flux qui relient l’être sensible en ses profondeurs accessibles uniquement par une concentration extrême sur le motif, mais le motif assimilé, puis régénéré par l’acte de création, et le monde en ses évidents mystères, ce dernier mot souvent entendu dans sa bouche.
Cependant, nul mysticisme. Pas de ces fumisteries. En adepte du tch’an, qui dérive du tao, il captait l’énergie à la source, par la « pénétration directe ». Le réel ne souffre pas qu’on entretienne avec lui d’autre rapport qu’éveillé, l’œil tourné vers le dedans de l’être des choses et de soi.
Margat Fou
Le paysage, il le savait peuplé de traits d’encre à venir : ainsi, de son œil, quand il traversait le paysage, ou s’y retirait dans la solitude (aux heures du matin, souvent), à sa main, lorsqu’il se mettait au travail dans l’atelier (outils rangés – pinceaux, papier, réservoirs --, fenêtre claire, quelques fétiches : os & plumes ramassés au hasard des balades, déchets-joyaux…) passaient des ondes multiples. Des éléments distincts que l’œil intégrait avec une pertinence sans faille, il recomposait l’autre paysage, celui qu’il allait falloir désormais voir, paysage désormais devenu signe, devenu tout entier habitable par l’esprit.
Voilà en quoi consistait la discrétion dont je parle – une discrétion à caractère quasi-mathématique, une application à saisir le discontinu des impressions venues du monde en leur diversité, pour en recomposer une trame neuve, lisible, évidente.
De poète, il s’était fait peintre (initié par François Cheng, passant donc du mot au trait), à la façon de ses maîtres chinois, dont il connaissait (et détaillait avec une science incomparable) tous les gestes, tels qu’inscrits par le pinceau sur le papier. Pas n’importe quel papier ; pas n’importe quelle encre, bien entendu. Un plaisir de l’entendre signaler les vertus de tel ou tel support à tel ou tel geste (et de fréquents énervements contre la basse qualité de certains papiers : dernièrement il disait vouloir aller chercher lui-même sur place ce dont il avait besoin).
Et peut-être ainsi devenu plus poète encore (en tout cas, plus que tant de parleurs vides) en ayant gommé les mots pour ne conserver que leurs échos, déposés sur la surface sensible où le regard pouvait déceler la surrection des sources vitales.
Il voyait très certainement ses buts, oui, et ne les proclamait certes pas dans la forfanterie. Il savait que la réalisation du paysage était un pari à soutenir, jusqu’à épuisement du risque né de chaque geste.
C’est le geste rigoureux qui construit le poème comme le paysage – allant puiser dans ce qui doit naître et ne se déclare pas.
– Un crabe infect a eu raison (quel mot !) de sa persévérance infinie. Claude Margat est mort. Tous ses amis (je pense à Bernard Noël, à Yolaine Escande, à Colette Deblé…) vous diront que cet homme fut un clairvoyant. Il avait choisi de pénétrer armé dans le corps même de ce qui nous fait vivre – aucune concession aux médiocrités, aux effets faciles, aux flatulences de la vanité, mais une respiration assidue, une joie constante d’être enfanté par l’œuvre même que l’œil comme la main ont entreprise.
Auxeméry, 1er décembre 2018


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