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(Anthologie permanente) Lambert Schlechter, "Les parasols de Jaurès"

Par Florence Trocmé

Couv Schlechter
En lien avec une note de lecture de
Les parasols de Jaurès de Lambert Schlechter
par Jean-Pascal Dubost,
ces quatre extraits du livre :

28.
Jours de glandouille, d'insouciance, d'euphorie, jours funèbres, la mort présente sans interruption, absence à jamais de l'ami, cela fait onze jours, cendres éparpillées, je n'irai jamais devant  sa tombe, mes molécules à moi harmonisent encore, pure  mécanique, s'accrochent l'une à l'autre, sans se crisper, et dans les rues soleilleuses le spectacle ininterrompu de la tendre féminine beauté, ces belles jeunes passantes, je les regarde sans impatience, avec désireuse sérénité, elles me dilatent le coeur sans me gonfler le sexe — petite reine devait venir un jour ou deux, mais ne vient pas, otage là-bas de ses mâles enfants, on aurait eu des moments de tendresse & de douceur, proximité de son corps, je la toucherais sans la menacer, sans revendiquer de la posséder, on aurait été amoureusement ensemble — c'est dimanche matin, à neuf heures, la plupart des terrasses sont encore désertes, puis je trouve à m'installer au Café des Arts, sous un angle de soleil, trois éboueurs en combinaison vert fluor prennent leur café, lisent Midi libre, hier soir match de rugby Montpellier-Perpignan, pendant des heures j'ai étudié la question de la rédaction du Coran, la mythique intervention de l'ange Gabriel, j'ai toujours l'enthousiasme de l'étude, l'envie de comprendre, le besoin de clarifier, exercer la réflexion, méditer, registrer et mettre en ordre des bribes de savoir — puis placer sur la page mes bribes de phrases, clarifications, n'être passagèrement pas dupe, avant de tomber tête première dans la trappe...
21 septembre 2008, Montpellier
39.
Féerique aurore, chaque matin, depuis dix jours, émerveillement d'année en année, de jour en jour plus ardent, émerveillement devant la beauté du monde, la douce véhémente déchirante beauté de tout ce qui est, encore un jour, encore un jour, et tout cela je l'emmagasine, thésaurise, mais y touchant à peine, toujours en tangence, conscience de plus en plus aiguë que j'existe à peine, oui, insoutenable légèreté, immense gratitude, précarité de tout instant — pendant deux jours promenades dans Florence, les rues, les places, les passants, la vie qui grouille, tous ces gens dont je ne sais rien, dont je ne connais ni les pensées ni les bonheurs ni les soucis ni les souffrances, je suis allé à Florence avec ma soeur accueillir ma fille qui arrive le matin de Provence avec l'autobus de nuit, incommensu-rable bonheur de la serrer dans mes bras, nous serons ensemble quelques jours, — visitons le cloître San Marco, « Jugement dernier » de Fra Angelico, i dannati e i beati... ite maledicti in ignem eternum [« allez maudits dans le feu éternel »], un des damnés est tellement désespéré qu'il se mord l'avant-bras jusqu'au sang, puis au premier étage du cloître la grande fresque de « L'Annonciation », ineffable douceur — les peintres, encore et encore, racontent, récitent, évoquent, font voir cette pathétique et repoussante religion, la beauté pendant des siècles était contrainte à s'incarner dans les thèmes de cette maladive malsaine foi.
10 octobre 2008, Sole

57.
Choses du jour, just to say, quand le matin j'ouvre les volets intérieurs des deux hautes fenêtres, volets pliés en deux par des charnières au milieu, et dehors c'est le soleil, chose à mentionner spécialement, puisque c'est plein décembre, et dans le pays du Nord d'où je viens il n'y a pas de soleil le matin ni pendant la journée, et c'est pour ça que je suis descendu si loin de chez moi dans le Sud, où le matin on se réveille avec le soleil, qui est l'astre qui donne du chaud et de la lumière, au-dessus de moi, sur une étagère, une tige de lilas qui sentent très fort, et sur une autre étagère, dans un vase élancé au col étroit, une pâle pivoine, chez ma fille où j'habite pour quelques jours, il y a toujours des fleurs, dans le grand lit rouge de sa chambre elle continue à dormir, pendant qu'en peignoir je me prépare le café, il me faut le matin très vite après mon lever cet exquis liquide noir, que je sirote pendant que je trace les premiers jambages dans mon cahier des jours, ma page journalière avec les infimes événements de ma vie sans événements, genre je prends le train de Paris à treize heures huit, après avoir mangé dans le hall de la gare une brioche au thon, avant chaque voyage à Paris dix ou quinze fois par an, je prends le temps de manger ma brioche, c'est un des principaux événements de la journée, puis à Paris, trajet en taxi de la gare de l'Est à la gare de Lyon, encore un événement.
19 décembre 2008, Montpellier

60.
Disques et cassettes, par centaines alignés sur les planches ; muettement, ici c'est silence, je n'écoute plus de musique, presque plus, presque jamais, j'aime & cultive le silence, il pèse mais apaise aussi, je suis tout le temps, inconsciemment, à l'affût, ne pas être surpris, entendre à temps si jamais quelqu'un s'approche, frappe ou sonne à ma porte, cela n'arrive que très rarement, quand ça sonne, c'est le facteur, avec des livres ou une signature pour une lettre recommandée, quand ça sonne c'est le gamin de la femme de ménage qui vient voir la chatte, deux ou trois fois par semaine il entre et monte à l'étage, à la recherche de l'animal qui somnole dans une des chambres, après un quart d'heure il redescend, dit à bientôt et s'en va, quand ça sonne c'est la petite Norya qui vient avec son père ou sa mère, elle a deux ans, toute gracieuse & espiègle, elle adore explorer mon logis, court d'une pièce à l'autre, s'empare des stylos qui traînent partout, me demande de lui dessiner un bébé chat, – tout le reste du temps je suis seul dans ma grande maison, seul et muet et silencieux, je lis, étudie, écris, de temps en temps je monte à ma chambre, m'allonger, somnoler, avant de glisser dans la somnolence, je suis assailli par les souvenirs, presque chaque fois le spectre de l'autre maison, je me promène à travers les pièces, me souviens de notre vie, dix années abîmées effondrées détruites dissoutes, a heap of broken images...
30 décembre 2008

Lambert Schlechter, Les Parasols de Jaurès, « Le Murmure du monde / 8 », Tirage spécial et limité, signé de l’auteur, Editions Guy Binsfield, 170 p., 28€
Lambert Schlechter dans Poezibao :
ext. 1, L’Envers de tous les endroits (par JP Dubost), La Pivoine de Cervantès et autres proseries, (par JP Dubost), ext. 2, "Enculer la camarde" et "Fracas des nuages", par Jean-Pascal Dubost, (note de lecture) Lambert Schlechter, "Inévitables bifurcations", par Jean-Pascal Dubost, (Note de lecture) Lambert Schlechter : "Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager", par Mathieu Jung, (Note de lecture) Lambert Schlechter : "Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager", par Jean-Pascal Dubost, (Note de lecture) Lambert Schlechter, "Une mite sous la semelle du Titien", par Claude Minière, (Note de lecture) Lambert Schlechter, "Une mite sous la semelle du Titien", par Claude Minière, (Brèves de lecture) Alexis Pelletier, Lambert Schlechter, Marie-Hélène Archambeaud et Michel Dugué, par Jean-Pascal Dubost


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