Magazine Culture

(Carte blanche) à Claude Minière, "Orwell, hors du mal"

Par Florence Trocmé

ORWELL
hors du mal

« This time our predicament is real »
“Cette fois, notre malaise est avéré.”
GEORGE ORWELL, Le Lion et la Licorne (1940)
« At such a time it is possible, as it was not in peaceful years,
to be both revolutionary and realistic.”
G. ORWELL (idem.)

Orwell
Il n’est pas difficile de qualifier le temps que George Orwell emploie en 1940 à la rédaction de son essai The Lion and the Unicorn ; Socialism and the English Genius. L’auteur collecte des données historiques, économiques, sociales ; il distingue des traits psychologiques et culturels propres à ses concitoyens britanniques ; il ordonne ses observations pour alerter ses contemporains sur leur non préparation à la lutte contre le Fascisme qui à leurs portes menace. C’est le temps de l’étude.
Mais quand l’essayiste entame un chapitre avec ces deux phrases : « J’ai commencé ce livre à l’écoute des bombes allemandes, et je commence ce second chapitre alors qu’est venu s’ajouter le bruit des barrages d’artillerie. Les éclats de soufre illuminent le ciel, les éclairs crépitent sur les toits, et London Bridge s’écroule, s’écroule, s’écroule. » (1). --- comment qualifier ce temps ? Temps vécu ? général ? existentiel ? C’est le même temps et ce n’est pas le même que celui de l’étude, du travail, du projet. Chez un écrivain, le sentiment du temps (son écoute) touche plusieurs cordes. Ainsi chez Georges Bataille, par exemple, qui en 1941, dans Le coupable, note après une nuit sans sommeil occupée à rechercher un mot : « Ce mot, d’une simplicité désarmante, je pourrais le donner facilement. Mais la pensée de la découverte, en moi, s’oppose à la communication. »
Orwell croit en la communication --- et il y réussit fort bien, faisant passer ses critiques de fer dans le velours de l’humour, dénonçant les atermoiements de la classe politique et la passivité des simples individus en face (ou plus exactement « en marge ») de la Guerre d’Espagne. Mais serait-ce trop dire qu’à le lire calmement on éprouve une « impureté », une division entre son action de journaliste et ses sensations singulières (« …s’écroule, s’écroule, s’écroule »). S’impose parfois à moi, lecteur, l’entente d’échos discordants --- et cependant échos --- entre ses pamphlets et les déchirements solitaires de Bataille écrivant : « La date à laquelle je commence d’écrire (5 septembre 1939) n’est pas une coïncidence. Je commence en raison des événements, mais ce n’est pas pour en parler. J’écris ces notes incapable d’autre chose. » (2). Et, de fait, Georges Bataille « parlera » bien d’une époque terrible, mais dans un temps d’une autre substance, non vectorisée vers la démonstration didactique.
L’un et l’autre, Orwell et Bataille, attendent  quelque chose de la guerre. Pour Orwell --- « Hitler’s conquest of Europe, however, was a physical debunking of capitalism » --- la conquête de l’Europe par Hitler (et non seulement par ses armées) a dérangé les blocages maintenus par le système capitaliste, système périmé mais maintenant une inertie qui affaiblissait la société. « War, for all its evil, is at any rate an unanswerable test of strengh », la guerre, en dépit de son horreur, est en tout cas un incontestable test de puissance. Pour Bataille, la guerre ouvre un espace d’incertitude, d’indétermination, de hasard qui annulent les logiques installées. Plume en main, les deux écrivains doivent frayer une voie inédite. La peur et le danger affinent l’acuité auditive, porte la pensée au qui-vive. Que va-t-il arriver ?
La guerre est un révélateur. Orwell escompte une prise de conscience, Bataille guette une découverte. Orwell a constaté les effets psychologiques des premiers bombardements sur Londres : « Pour la première fois de leur vie les assis perdaient leur assise, les professionnels de l’optimisme devaient admettre que quelque chose clochait. Ce fut un grand pas en avant. » Le pas suivant sera la conscience prise des inégalités devant les souffrances : « All talk of ‘equality of sacrifice’ is nonsense », Tous les discours sur une ‘égalité de sacrifice’ sont du non-sens. Et ainsi, pas à pas, l’analyste politique a la conviction que l’on s’avance vers la révolution : « Ce n’est que par une révolution que le génie originel du peuple anglais peut retrouver son libre exercice ». Orwell est orienté vers le bien. Le pamphlétaire est orienté vers l’action mais on sera frappés de lire combien son écriture est « dynamisée » par un sentiment de ce que le moment est crucial, décisif, et comme à saisir. Orwell dira ainsi : « Que la révolution survienne avec ou sans bain de sang dépend pour une large part du moment et du lieu ». (3) La guerre et la révolution sont inséparables, voilà le sentiment de George Orwell. Il observe cependant que la révolution a commencé avant la guerre, quand les vieilles classifications n’ont plus eu de sens, quand apparurent des publications (il mentionne Picture Post, Cavalcade, The Evening Standard) vers lesquelles se tournait une multitude de gens n’appartenant à aucun parti mais qui avait saisi que « quelque chose n’allait pas ». Il veut voir là les prémisses d’un socialisme sans classes. On peut alors penser qu’il présente, plus qu’une analyse politique profonde, un désir d’écrivain, non subordonné. Si la guerre est un révélateur et un catalyseur, ce n’est point en raison d’une essence hors temps mais parce qu’elle se produit à l’issue d’une période (les années 20-30) pendant laquelle ont été répétés les dénis de réalité, maintenus les freins de tout processus d’émancipation, et entretenues d’oiseuses distinctions (4).
Quand après la guerre (en 1946), revenant à l’étude du langage, Orwell publiera Politics and the English Language, il se montrera raisonnable et distant (« toute lutte contre les abus de langage apparaît comme un archaïsme sentimental »), il exposera un florilège  de citations afin d’ « illustrer divers vices mentaux dont nous souffrons désormais » (5), il conclura que « des expressions obsolètes et répétées sont à jeter à la poubelle », mais son écrit ne vibrera plus de l’urgence et n’aura plus le même caractère de nécessité éprouvée. La question ne sera alors que de mentalités viciées.
Claude Minière
1. Why I write, Penguin-« Great Ideas », p. 46.
2. Oeuvres complètes, vol. V, Gallimard, p. 245.
3. Why I write, p.58.
4. “War is the greatest of all agents of change, It speeds up all processes, wipes out minor distinctions, brings realities to the surface”. p. 71.
5.  Why I write, p. 103.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines