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Les livres sur le yoga remplissent désormais des rayons entiers.Nous pouvons décider de ne pas lire, mais alors nous risquons de lire, sans le savoir, les livres des professeurs, des fédération et autres Providers Inc.Moi, je ne sais rien, et à chacun de décider pour soi. Mais encore faut-il être informé. Innombrables sont les formations. A croire que tous les élèves veulent devenir professeurs. Mais ce qui me chagrine un peu, ce sont les lectures proposées et les textes étudiés.Car le yoga vient d'Inde.Il est donc logique d'étudier quelques textes indiens, c'est-à-dire sanskrits.Or, c'est là que le cursus manque d'équilibre.Enh effet, presque toutes les formations sont basées sur Patanjali et ses Yoga-sûtras, ou prétendent l'être. En second vient la Hatha-pradîpikâ en Cinq Chapitres.Mais Patanjali ne représente pas l'Inde. Dans une collection de 20 000 manuscrits sanskrits examinée en 1818 et qui ne comporte que des textes "orthodoxes" des six "points de vue" (darshana) de la classification du brahmanisme tardif, le yoga de Patanjali représente 1,27%. A côté de 50,6% de Vedânta et 44,2% de Nyâya... En clair, le yoga de Patanjali est une découverte occidentale (D.G. White, The Yoga Sutra of Patanjali, p. 78). Dans l'Inde post-classique (après le XIIe siècle, en gros), le yoga-darshana était un nain à côté de la plus importante des écoles brahmanistes, le Vedânta.En outre, il est dommage que les fédérations et formations donnent tant d'importance à Patanjali, car ce texte (avec son Commentaire inséparable, attribué à Vyâsa) est franchement imbitable. Les Yoga-sûtras de Patanjali, c'est le yoga vu à travers une commission de technocrates de Bruxelles. On croirait lire un rapport sur les diamètres des camemberts. Le camembert, c'est délicieux. Mais vu sous l'angle technocratique, c'est moins délectable. Et en plus, la plupart des professeurs qui se lancent dans l'interprétation des sûtras ne connaissent rien au sanskrit et n'utilisent pas le Commentaire de Vyâsa, alors que les sûtras et le Commentaire sont inséparables dans les manuscrits indiens. Il doit bien y avoir une raison, non ?Mais pourquoi tout le monde fait mine d'étudier Patanjali ? Je crois malheureusement à une explication du type Moutons de Panurge. Chacun imite l'autre, croyant bien faire, car nul ne s'y connait en l'affaire. Il faut dire aussi que les gens font peu d'effort. Certains sont prêts à passer 12 ans à trimer dans un studio de yoga pour "développer le business", mais combien passent 12 ans à apprendre le sanskrit ? L'argent ou la connaissance ? 12 ans, après tout, ça n'est rien, comparé au temps que l'on passe à faire du lèche-vitrine, à remplir des paperasses ou à se tailler les sourcils... D'autant plus que cela nous donnerait accès aux millions de textes de l'Inde, réservoir presque illimité de trésors spirituels.Il est vrai que Krishnamacharya, le maître des grands professeurs du XXe siècle, a proposé une synthèse de Patanjali et du Hatha Yoga. Mais sans le dire vraiment. Car il était vishnouïte. Il était fasciné par le Hatha Yoga, mais le vocabulaire tantrique et shivaïte du Hatha Yoga passait mal dans le milieu puritain de Krishnamacharya. Il a donc pris dans le Hatha Yoga ce qui l'intéressait, mais en l'attribuant à Patanjali et Nâtha Muni, deux sages vishnouïtes. Ce faisant, il a contribué à la confusion, et à faire croire que son yoga avec quelque chose à voir avec Patanjali, alors que ça n'était qu'une couverture. Une banale histoire de manipulation socio-religieuse.La confusion entre Patanjali et Hatha Yoga avait commencé avant Krishnamâchârya. Mais c'est sans doute lui qui l'a vraiment propagée au XXe siècle.De même, d'où vient l'idée que Patanjali enseignerait le Râja Yoga ? Pas de Patanjali, en tous les cas. En fait, "Râja Yoga" est une expression tantrique reprise par le Hatha Yoga. Dans le tantrisme, le Râja Yoga est 1) La méditation de Shiva, une forme de méditation sans forme; 2) L'état d'union avec le divin, le but de la voie, le samâdhi au sens tantrique. L'expression Râja Yoga apparaît vers les XIe, XIIe siècles (Roots of Yoga, p. 7). Quoi qu'il en soit, le Râja Yoga n'a rien à voir avec Patanjali. Alors pourquoi lit-on partout que Patanjali a enseigné "un système de Râja Yoga" ? Probablement de Krishnamacharya. Un vishnouïte qui a déguisé les emprunts qu'il faisait au Hatha Yoga, fortement teinté de tantrisme shivaïte. Aucun rapport entre Patanjali et Râja Yoga. Et ourtant, regardez la confusion qui règne sur la page Wiki consacrée au Râja Yoga.David G. White a consacré un livre à l'histoire des Yoga-sûtras en Occident (références plus haut). Amusant et instructif. En anglais, mais ça vaut la peine.Dans l'Inde traditionnelle, le yoga c'est 1) le Hathayoga 2) le yoga tantrique. Sachant que le Hatha Yoga est très différents du yoga tantrique, tout en empruntant son vocabulaire (chakra, mudrâ, kundalinî, prâna...).Là encore, la confusion est regrettable, car le yoga tantrique est, du simple point de vue quantitatif, la principale source de connaissance sur le yoga.Bien entendu, on peut pratiquer les postures et les prânâyamas en y investissant une philosophie différente. Souvent, cela marche bien et je ne suis pas là pour juger.En revanche, je ne comprends pas pourquoi les formations continuent d'enseigner Patanjali, alors que Patanjali n'a rien à voir avec le Hatha Yoga. Et le Hatha Yoga ne se limite pas à la Hatha-pradîpikâ. Il y a des dizaines d'autres textes. Sans parler du yoga tantrique, dont je m'efforce de partager quelques aspects, mais qui, à l'origine, n'est pas un yoga postural. Donc ma suggestion aux yogi.ni.s curieu.x.se.s (???) serait d'arrêter de lire (ou de faire semblant) Patanjali, d'apprendre l'anglais (toujours bon pour le business) et un peu de sanskrit (mais laisser tomber l'écriture Nâgarî, travaillez directement en translittération romane), afin d'accéder aux riches textes du Hatha Yoga (beaucoup sont traduits en anglais) et à l'océan du yoga tantrique (qui inclut les yogas bouddhistes tantriques, très riches aussi).Une bonne nouvelle toutefois : la traduction de Roots of Yoga, une superbe anthologie sur le yoga, est en cours de traduction et devrai paraître prochainement.Evidemment, il est toujours possible de pratiquer sans s'instruire, ou de juste obéir aux autorités, ce qui revient au même. Cependant, j'ai la faiblesse de croire que la connaissance n'est pas toujours inutile.Une fois sur le tapis, nous sommes tout écoute et ressenti. Mais l'écoute non mentale n'exclut pas la pensée, ni le dialogue avec les adeptes d'autrefois à travers leurs témoignages.