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(Anthologie permanente) Pierre Vinclair, Sans adresse

Par Florence Trocmé

VinclairPierre Vinclair publie Sans adresse aux éditions Lurlure. C’est un recueil de sonnets écrits durant les derniers mois que l’auteur a passés à Shangaï.Après sept ans à l’étranger, le temps se fait long, l’auteur s’ennuie des siens ; en même temps la métropole chinoise continue de changer sous ses yeux, offrant un visage toujours renouvelé. Dans une double filiation, Les Regrets de Joachim du Bellay et les Tableaux parisiens de Baudelaire – le livre aurait pu s’appeler Regrets shangaïens.
Ce sont en fait des lettres adressées, offertes à ses filles, à des amis, des parents, des collègues. Il y raconte sa vie sans fard et sans posture : le livre est un recueil de doutes et de joies, de peines, d’ennuis mais aussi d’illuminations, d’idées loufoques, d’interrogations politiques ou esthétiques.
Le livre sera en librairie le 5 janvier. (Prière d’insérer de l’éditeur).
Il faut noter aussi que le livre comporte une section qui est une sorte de joute en sonnets entre Pierre Vinclair et Laurent Albarracin.
(42)
Je traduis du Shijing un long poème — ventre
vide, gorge irritée et poumons pleins de gaz :
un nuage (légère grappe aux mille fesses)
lâche sur l'avenue quelques vesses toxiques;
puis je marche jusqu'à rare, un banc, où j'avale
un sandwich de Dodu blanc de poulet-mayo
pendant qu'au casque dégoulinent les propos
de suspects candidats à la présidentielle.
Je vais boire un café à la boulangerie.
Au milieu des poupées offertes à l'ennui,
encombrées de désir inutile, je songe
que le poème est comme une couette : il protège
le fragile giron abandonné. Traduire,
se faufiler, c'est jouir — dans la muse d'un autre.
(43)
Je traverse la ville au milieu des sonates
de Beethoven — fin du vacarme. Les moteurs,
les cris ont disparu. Je suis devenu sourd
au-dehors, seul avec la musique au-dedans.
Seul, ou te regardant dans ton salon, Manu,
penché sur le laqué noir, étal, du piano
s'éveillant, rugissant, jument sous tes experts
chatouillis — c'est l'opus 106, "Hammerklavier"?

Je suis en train de l'écouter. On est déçu,
presque, à l'idée qu'un tel mouvement ait des règles,
réponde à une partition — à du solfège !
On se croirait plutôt en haut d'un précipice
où, de sa pointe infime, un affect libre trace
aux nuées les contours virevoltants de l'être.
(51)
Dans les campagnes, bleues comme des hématomes,
les touffes d'agnelets écrasés, poussant leur
part d'effroi, ou de haine, ou de joie — pauvres gens —,
élèvent en prière un bêlement ignoble.
Le chômage, la mort de Dieu, Dieu, la Finance,
mes frères, sauriez-vous d'où provient leur souffrance?
Quelque chose étourdit la France, endolorie,
qui s'en va, roulant sur elle-même, à l'abîme.
"Qui pleure ainsi ?", s'enquiert Iesus Triumphator
à l'avant de son char, dans son habit moulant
aux deux modernités bien visibles, de faune
par les nymphes chéri, célébrant le Spectacle
en Marché, — "qui ne jouit pas, qui pleure au concours
des suçons ? Je vous aime ! (Accélérons le pas)".
(60)
J'arpente dans Shanghai pour la dernière fois
les chemins engorgés de marchands de machins;
je salue les façades noircies, décrépites,
des maisons — je sais bien que leurs jours sont comptés
par l'administrateur autant que mes syllabes :
il préfère construire un immeuble idéal
que perdre son regard dans les rues inondées
de poussière inutile et de soupirs fétides.
Et moi je ne dis pas, d'orgueil, que le réel
me gifle de son fouet radieux ou me percute
comme un clavier d'orgue d'église où Dieu vient jouer
en même temps toutes les notes — non. Je souffle
doucement dans mon instrument bouché les pouëts
d'un air d'adieu reconnaissant et amusé.
Pierre Vinclair, Sans adresse, Lurlure, 2018, 136 p., 16€, en librairie le 5 janvier 2019.
Pierre Vinclair dans Poezibao :
extraits 1, Barbares (par J. Segura), Barbares (par F. Trocmé), un entretien (par Florence Trocmé), autour d’un fragment du Kojiki, entretien] avec Pierre Vinclair (par Matthieu Gosztola), 5/5 avec PDF de l’intégralité de l’entretien, ext. 1, ext. 2, "Une nouvelle célébration. Portrait(s) de Chongqing", par Guillaume Condello, feuilleton Terre inculte (sur the waste Land de TS Eliot) : 0 & 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25,  26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, (Anthologie permanente) Pierre Vinclair, "Le Cours des choses", (Note de lecture) Pierre Vinclair, "Le Cours des choses", par Gérard Cartier, (Notes sur la création) Pierre Vinclair, "Le Chamane et les phénomènes", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #1, "Départ du Kim Seng Bridge", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #2, "Robertson Quay", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #3, "Clarke Quay", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #4, "National Library", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #5, "Pulau Saïgon", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #6, "Boat Quay", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #7, "Fullerton Hôtel", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #8, "Marina Bay", (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #9, "Marina Barrage", (Note de lecture), le Cours des choses, de Pierre Vinclair, par Julien Boutonnier, (Feuilleton) Bumboat, de Pierre Vinclair et Claire Tching, #10, "Mount Faber",


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