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(Note de lecture), Philippe Denis, Pierres d'attente, par Alain Mascarou

Par Florence Trocmé

Philippe Denis : « une querelle d’amour »
 

I had a love quarrel with the world
(épitaphe de Robert Frost,
citée par Philippe Denis, Pierres dAttente, La Ligne d’ombre, 2018)

Philippe Denis
Il arrive que la passion du monde et du verbe ne se passe pas de démêlés, qu’elle emprunte les voies de l’ironie pour en découdre, et se ressaisir. « Vaille que vaille », dirait Philippe Denis. Rien de paradoxal à cela. Se détacher de son désenchantement, c’est s’ouvrir un autre horizon, si restreint soit-il. La remise en question de la confiance, les entailles faites au contrat, procurent au poète les chances de la désorientation et d’un dépassement. Être revenu de tout, c’est peut-être la seule façon de se donner la possibilité d’y croire. C’est admettre qu’il n’est pas d’autre voie de la création qui ne passe par la « discorde », selon le beau mot que Jacques Dupin avait choisi pour titre à son unique recueil posthume. En guise d’épitaphe, pourrait-on dire, pour rejoindre celle de Robert Frost. Il se trouve que Pierres dAttente, le dernier recueil de Philippe Denis, s’achève sur « comme savent à peu près sourire/les morts », sur le défi que se lance le poète de ressaisir sa raison d’écrire, et de vivre, là même où il les perd de vue, au tournant de sa passion, sinon de son existence.
D’autant que ce qui le mine est moins évident qu’il n’y paraît. Pour preuve, « La chose », le poème tapi à l’intérieur du recueil, centré tel une cible sur la page, et qui à lui seul forme une section du livre :

Ne pas savoir quoi rend la chose
perceptible,
porte notre regard au-delà des murs
derrière lesquels elle campe
et où nous la découvrons
rongeant avec malice
notre frein.

La pirouette finale déconcerte, et dédramatise : à peine retouchée, l’expression lexicalisée « ronger son frein » inverse les effets, et piège en fait non l’intruse, mais la lecture. Inclus déjà dans le texte par le « nous », défié par ce qui lui est refusé — le référent dont le manque est souligné par l’italique et niché dans le blanc de la cible —, il semblerait aisé, à un liseur superficiel ou pressé, en s’aidant du contexte immédiat, de nommer la présence invasive, une tumeur maligne, par exemple. Ne lui faudrait-il pas au contraire donner sa langue au chat, et prendre l’énoncé au pied de la lettre ? D’autant que le dernier vers brouille les pistes, qui établit une complicité entre le mal, le patient, et le lecteur. Le pronom sans référent est ici le mot juste, il désigne une menace omniprésente, qu’on peut d’autant moins éluder qu’elle ne peut être cernée. À moins que la tumeur ne désigne ce qui mobilise et défie l’écriture, c’est-à-dire le sentiment d’un langage plus ou moins hostile, mais dont l’inimitié même serait un adjuvant. La lecture se trouve basculer dans une inversion des perspectives : l’écrivain se soumet le mal, quel qu’il soit, en l’assignant au rôle de faire exister, malgré tout, ce qui peut être sauvé de l’expérience poétique.
Ainsi un second niveau de lecture déstabilise le premier, et démontre comment destruction et création peuvent faire front commun. Cela, toujours sur le mode de l’implicite, sans jamais verser dans l’allégorie ni le double sens fléché du propre au figuré, dans une absence totale de pathos, comme l’indique, ici et souvent dans le recueil, le détournement désinvolte d’expressions familières. Ce serait en effet compter sans la pudeur de cet art, qui se refuse à toute allusion biographique, comme à toute surenchère esthétique. Est dévoilée une face de la poésie comme l’indésirable, le chercheur de noise, le loustic de la langue. Le poème existe, il vit, il jouit du jeu entre « désagrégation » et « agrégation », pour emprunter à Michaux les termes dont il caractérisait une époque de sa peinture. Le poème se tient sans filet dans l’axe de la discorde, elle lui est constitutive, ce n’est qu’un prix d’un divorce d’avec soi, d’une prise de distance « à l’égard du despote » (l’auteur qu’il est devenu) qui « depuis belle lurette s’exprime à [sa] place » que le poète peut non sans humour se reconnaître dans ce qu’il écrit. Cette mise sous tension est instaurée dès l’épigraphe de la première section du livre :

L’idée d’une pierre masque le mur.
La dynamiter ?
Tu y songes.
Tu allumes la mèche de l’impossible.

Il y a dans ce geste inaugural et provocateur une prise de risque délibérée, quelque chose d’une ambition prométhéenne, mais retournée et jouissive, un dépassement ludique qui invite le lecteur dès le départ à faire jouer l’opposition des contraires, à en savourer les contrastes, à mastiquer — l’analogie gustative est fréquente dans le recueil — des phrases en guise de ces pratiques de l’éveil bouddhistes.
Aussi l’écriture s’immisce-t-elle dans les rouages de la langue, pénètre-t-elle les réseaux de pensée les mieux rôdés, afin d’y provoquer de brèves disjonctions, voire des courts-circuits, et de faire cogner le lecteur dans des ténèbres éclairantes. Elle loge le caillou providentiel dans la sandale du rhéteur, au risque d’en provoquer « la claudication, l’indolence, le discrédit » — mais aussi d’amener à d’autres révélations de la beauté, à des chutes mais de grand style, comme la révélation de « la perfection de nos ratées », sans verser dans leur culte. Cela sans gesticulation ni démonstration de force ni triomphalisme de saboteur : minutieusement, à l’image de ces « fourmillements » dont la mini-anabase qui les célèbre est un traité du style d’une sobriété irréprochable. Les cibles sont précises : le bien dire, la bien pensance, le fantasme de l’Œuvre, toutes les variétés de protocoles rebattus.
Il s’agit justement d’éviter de tomber à son tour dans le piège de l’œuvre laurée, aboutie, définitive, ne varietur, d’en finir avec la fascination du poème gravé « tel qu’en lui-même enfin » dans le marbre mallarméen. Cette entreprise savamment, malicieusement déroutante, délictueuse à plaisir, dévoile les colmatages complaisants. Tout juste le poète s’essaie-t-il à poser des « pierres d’attente » pour un lecteur futur, qu’il soit ou non le poète (lequel d’ailleurs se débinerait comme tel). Les plus impeccables édifices littéraires s’effondrent dans la poussière, le Livre « se délite », « beaux et indifférents/ les mots se déguisent », la langue n’offre plus aucune garantie d’immortalité. Bonne fille après tout, la mort elle aussi se grime, « s’acoquine avec le premier venu ». Autant d’ailleurs afficher un penchant pour le déloyal, « le mot qui glisse », le toc, « les breloques », le faux-ami, le mauvais aloi, Verlaine l’infréquentable ou la réserve orgueilleuse d’Emily Dickinson, l’alter ego de longue date, qui ne cède pas aux sirènes du « Possible » et du moins, elle, est de confiance, quand elle érige plaisamment sa limite individuelle en valeur absolue.
Avec un sens averti de l’élégance, et de l’économie des effets, Philippe Denis se refuse au développement, comme au soulignement des intentions. Sous l’apparemment bâclé, la rigueur est de mise, sous l’hommage négligent se dissimule un précieux nuancier de la reconnaissance. Ainsi de cet éloge de sa langue d’écrivain, capable de couvrir le champ de ce qui ne peut être entendu à ce qui est tu :
ne regimbant pas à aller de l’inaudible à la perspicacité d’un silence, j’ai chaussé la française, à seule fin d’atténuer le bruit de mon pas.
De même, ces « Fourmillements » déjà cités, entre mots et insectes, que l’on situera entre certains dessins vibrionnants de Michaux et la pensée de Pascal sur la « puissance des mouches », peuvent être déchiffrés comme la description d’un combat implacable, d’une guerre totale, à la cruauté dépassionnée, menée par la gent formicante, puisque « Tout doit disparaître ». Mais on peut les lire aussi comme une « théorie » — le texte exploite le double sens de "procession" et de "spéculation"— de la contention stylistique, de l’écriture à contre-soi, et cela, sans qu’une lecture prenne le pas sur l’autre, l’une et l’autre également nettes, sans relief ni ornement, et se neutralisant. En une sorte de défi jubilatoire lancé à l’écriture par l’écriture, où l’ironie corrosive ne s’interdit pas les clins d’yeux, le cheminement ininterruptible et discontinu de ces quelques versets, celui tout aussi bien de la création, va de pair avec la dévoration, amoureuse ou guerrière, où se débusquerait « la chose ».
Et sans doute le ton est-il plus désemparé dans la dernière section, appelée « suite incertaine ». Pour autant, le souci de désorientation n’en est pas moins inflexible, entre doute et croyance dans les mots, quitte à donner dans un auto-persiflage désarmé. Et les nuances ainsi repérables d’une partie du recueil à l’autre n’en rendent que plus sensible la volonté de maintenir séparés et en tension réciproque les pôles de la « discorde ».
Exposée, sans parapet ni garde-corps, la poésie de Philippe Denis est de plus en plus libre, et accordée à son exigence.
Alain Mascarou
Philippe Denis, Pierres dAttente, La Ligne d’ombre, 2018, 58 p., 10€.


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