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(Note de lecture), Jorge Zalamea, Le grand Burundun-Burunda est mort, par Muriel Pic

Par Florence Trocmé

Un animal rit aussiPaul Éluard,
Étendant la joie de ses contorsions Les animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux.

Dans tous les endroits de la terre

(Note de lecture), Jorge Zalamea, Le grand Burundun-Burunda est mort, par Muriel Pic
On va tous les enterrer. Voilà ce que je me suis dit en refermant le livre de Jorge Zalamea, Le grand Burundun-Burunda est mort. On va tous les enterrer ces Burundun-Burunda, nom commun des dictateurs, dont le poète célèbre les funérailles en nous proposant une anatomie de la dictature.
Sur la grande avenue, large et grise, il pleut. Le défilé commence. Zalamea décrit un système politique qui fonctionne sur une institution despote organisée en corporations : les Sapeurs, la Police céleste, les Églises Unies, le Chancelier, les Grands Complices du Silence, les Grands Caciques, les Grands Manipulateurs, les Grands Prestidigitateurs, et toutes les autres armées de majuscules qui défilent en se remémorant leur crime sur les populations minuscules, aux visages crasseux, aux ventres vides et aux langues coupées. Rarement on a lu une critique si vive et si cynique du pouvoir des institutions sur les vies humaines. Mais la tyrannie de Burundun-Burunda s'exerce à l'échelle du vivant, résolument armée contre ce que l'on appellerait maintenant l'écologie. Car si Zalamea narre l'extermination des hommes, des femmes et des enfants par les forces armées du grand Burundun-Burunda, il raconte aussi le sort réservé aux bêtes, par exemple le récit d'une chasse aux canards, organisée au début de son règne, conduisant à ce que des centaines de volatiles têtes coupées s'abattent sur la terre, performant un présage qui annonce le pire.
Livre étonnant, " poème culte " écrit Patrick Deville, chargé de la Préface, et qui, par une heureuse indiscrétion, nous indique les circonstances éditoriales à l'origine de cette publication entièrement bilingue. Si Le Grand Burundun-Burunda est mort, dont le titre répand la bonne nouvelle de bouche à oreille, est une " curiosité que l'on se refile sous le manteau ", comme le dit Deville, avouons qu'il dépasse du manteau et met en lambeaux cette idée parfaitement naïve que le temps de la dictature est terminé. Il suffit pour s'en convaincre d'ouvrir le journal en ce mois de janvier 2019 où Jair Bolsonaro prend ses fonctions de président du Brésil. La Constitution attend de voir le sort qui va lui être réservée par l'ultra-libéralisme de ce nostalgique de la dictature militaire qui a sévit au Brésil il y a moins de cinquante ans. Mais aussi en Argentine, en Uruguay, en Bolivie, au Paraguay. La Colombie, elle, fait figure d'exception dans cette cartographie des dictatures d'Amérique latine. Car si elle n'a jamais connu à proprement parler de dictature militaire, le conflit armé opposant les guérilléros, les paramilitaires et l'armée nationale est toujours d'actualité. Il s'origine dans la guerre civile, dite La Violencia, qui règne dans le pays lorsque Zalamea publie son poème en 1952, exilé en Argentine. Laureano Gomez est alors le président de la Colombie, fervent admirateur de Hitler et Franco. Dans son poème, Zalameo ne parle pas de l'actualité, mais pour décrire les crimes du grand Burundun-Burunda, il les compare à l'embuscade de Cajamarca ou aux empalés de Kheir-ed-Din. Durant les derniers mois de sa vie, en 1969, il écrit un long poème en hommage à Che Guevara publié posthume en 1980. En 1958, il fait paraître Le Rêve de l'escalier, où un homme qui ne croit plus aux livres lance un appel à toutes les victimes du monde, en les décrivant une à une, à chaque marche de l'escalier de la destruction qui ni ne monte ni ne descend : il n'y a ni enfer ni paradis là où il n'y a plus de mots, mais l'habitude muette du crime. Ce constat est déjà présent dans Le grand Burundun-Burunda est mort, car c'est avant tout de la parole et de son pouvoir dont il est question : " Que Burundun ait été le premier à se rendre compte que la misère humaine, l'angoisse qui l'accompagne et la révolte qui en découle trouvent leur origine dans la parole articulée est dû à un mémorable exploit de son intelligence ".
Tout le poème est une réflexion sur le pouvoir des mots que Burundun-Burunda maîtrise parfaitement : " il parlait comme on vide une charrette de gravats, comme éclate une chute de grêle, comme se déverse un fleuve de cataractes. " Il parlait haut et fort, et celui qui parle triomphe. Celui qui prend la parole prend le pouvoir, et c'est la force des institutions de la donner à ceux qui sont choisis pour faire régner les lois, édicter les normes et ordonner les sacrifices nécessaires à leur bon fonctionnement. Pour cela, et c'est la suite de la " chronique " de l'arrivée au pouvoir du grand Burundun-Burunda, il faut que les gens se taisent. Le dictateur envisage donc, conséquence logique, l'ablation générale des langues. " Mais le Grand Burundun-Burunda modéra les élans de son génie pour se réjouir d'une idée plus subtile " : " il délégua la tâche de déprécier et de se détruire à la parole elle-même ". Il mit alors en branle " la grande machine du ministère de la Propagande ". Une voix fantomatique s'éleva dans tout le pays pour marteler toujours les mêmes mots d'ordre, que l'amour est une illusion, que l'intelligence est vaine et que le mensonge est tout-puissant. " Et la parole devint peu à peu une intruse pour les hommes ". Ceux qui tentèrent de résister, les " bavards ", Burundun-Burunda fit transformer leurs cadavres en réservoirs de matières premières, os, ongles, graisse, cheveux, sang, pour les recycler. Zalamea nous remémore ici les camps d'extermination nazis. Mais, hélas, le poème n'est pas seulement remémoration, il est prophétie rétrospective. Que l'on pense aussi à W. ou le souvenir d'enfance de Georges Perec, paru en 1975, et qui achève son récit décrivant une dictature imaginaire sur une île de la Terre de feu avec la mention du régime dictatorial alors imposé par Pinochet au Chili.

Le grand Burundun-Burunda est mort
est une marche funèbre dont la profusion verbale performe son propos. Il abonde notamment en accumulations relevant du lexique animal, plus exactement de son verbe. Car le dictateur veut réduire les hommes au silence, c'est-à-dire à l'état de bêtes : " Qu'ils brament s'ils ont en rut, qu'ils gazouillent s'ils sont heureux, [...] qu'ils braient s'ils sont enthousiastes, qu'ils glapissent s'ils sont cupides et qu'ils grognent s'ils sont colériques ". Mais de ce double mépris, pour les bêtes et pour les hommes, le poème se relève. Car dans ce grand cortège, un rire retentit. Une joie folle, une joie animale : " Le cheval de bataille du grand Burundun-Burunda riait tellement que le rire lui descendait de la tête orgueilleuse au poitrail sec et de là se propageait jusqu'à ses fines jambes, l'obligeant, oui, l'obligeant dans l'ivresse de la joie à se démettre de sa propre dignité, de sa beauté pour rivaliser avec les chevaux du cirque. Le corps de l'animal ne pouvait contenir un tel rire ! " Ce rire animal, cette humanité dans la bête, jette au bas de sa monture le dictateur, et le renverse avec la hiérarchie des êtres édictée par les hommes. Cette " fiction de l'animalité ", pour reprendre une expression d'Eduardo Jorge de Oliveira, libère l'angoisse formée en nous par ce cortège sans larme. Et, en dernière instance, c'est à l'animal, ignorant le langage articulé, qu'il revient de célébrer la fin de la tyrannie.
Révérence faite aux bêtes, donc, dans un poème qui nous fait assister à la métamorphose de l'inspiration en esprit critique. Le grand Burundun-Burunda est mort n'est pas un de ces " mauvais poème de printemps ", comme Walter Benjamin désignait le lyrisme conformiste qui, depuis des décennies, signent l'agonie de la poésie, au moins en France, avec des " comme " plein de bon sentiment. À l'heure où Zalamea écrit son poème, on accusait le Surréalisme d'avoir tué le vers français sous les coups de l'automatisme verbal. Pourtant, rien de plus efficace que le poème pour ruiner les applaudissements d'une foule ou la soulever, pour renverser l'ordre des règnes, et l'on me pardonnera d'avoir emprunté à Paul Éluard le titre de son poème, " L'animal rit ", de 1920, extrait d'un recueil au titre dialectique qui fascina Georges Bataille au point qu'il se l'appropria dans son ouvrage sur Lascaux : les animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux. Et de même avec ce jeu de mot, apparemment inoffensif, " l'animal rit ". Zalamea l'actualise dans un poème qui, de l'homme à l'animal, élargit le politique à la métaphysique, l'histoire à la nature, et transpose à l'échelle du monde ce que l'on restreint à l'échelle humaine. Il est alors évident que le contact de la poésie et de la politique ne se fait pas selon les règles de cette dernière, c'est-à-dire l'asservissement de la parole au discours militant, mais par une parole obstinée à penser par les formes, à trouver les sons et les figures de nos libertés, à extérioriser nos motions intérieures, à toucher le vivant pour le faire exister en nous, par nous, avec nous.
Muriel Pic
Jorge Zalamea, Le grand Burundun-Burunda est mort (édition bilingue, trad. Véronique Yersin ; trad. pour la préface, Paris, Macula, 2018, 129p.) - sur le site de l'éditeur.
Jorge Zalamea, Le grand Burundun-Burunda est mort | El gran Burundún-Burundá ha muerto, éditioin bilingue, préface de Patrick Deville, traduction de Véronique Yersin (et Fabienne Bradu pour la préface de Patrick Deville), coll. Patte d'oie, éditions Macula, 2018, 132 pages 14.00€


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