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(Note de lecture), Jean-Luc Lavrille, Jetés aux dés, par Jean-Yves Samacher

Par Florence Trocmé

Jete-aux-des-de-jean-luc-lavrillePar son nouvel opus, Jean-Luc Lavrille honore la poésie sonore en lui faisant franchir non seulement le mur du son mais encore la vitesse de la lumière, dans une palpitante odyssée astrophysique, périple tragi-comique à travers le désert et les oasis de la langue, qui s’apparente avant tout à une traversée épique du désir. Poésie expérimentale, au sens étymologique du terme, mais ce qualificatif s’avère insuffisant pour appréhender les larges perspectives ouvertes par cette série de poèmes « jetés aux dés », comme on se jette à l’eau, comme on se jette dans l’espace intersidéral. Car ce nouveau Coup de Dé, à la mise en page musicale et soignée, bien que constituant un hommage à la liberté du jeu/je, n’est pas sans gravité : il nous confronte, au-delà de la pâte malléable qui constitue les mots tels des molécules en perpétuel mouvement, au vide originel sur lequel s’appuie tout langage, au(x) trou(s) noir(s) de la pensée, à l’antimatière et à l’univers pluriel de la parole. Il invente et pose les bases d’une poésie fractale, les échos de sens et les bribes de mots se répercutant de poème en poème jusqu’à leurs suprêmes « interfaces » (p.86-87), chacun suivant néanmoins sa « ligne de fuite » (1). Il crée de nouvelles interconnexions de sens et multiplie les possibilités d’interprétation, en jouant à la fois sur le signifiant et sur la lettre, dans une ode aux univers parallèles. Pour le plaisir d’égarer son lecteur dans des « trous de vers » ? Ce pro-jet audacieux – qui se présente pourtant sous un jour modeste – semble plutôt miser sur l’heur(t) de trouver le principe fédérateur d’une re-motivation signifiante des mots, d’une nouvelle cohérence du « plurivers mis en langue » (p.64), cohérence à laquelle le rythme, en tant que flux singulier et non en tant que stricte métrique, ne saurait être étranger. De fait, c’est bien plus dans l’arythmie et le « laisser-aller » que dans le respect des règles imposées que surgit la loi du Dé-sir, allant de pair avec l’acceptation d’un certain dé-saisissement de soi. De là l’existence d’une dimension critique de cette poésie du rythme et de la voix, renversant toutes les pensées dogmatiques, dichotomiques, du signe (2).
Dans un tel contexte, « poésie expérimentale » doit s’entendre au sens d’expérience mentale, à la profondeur abyssale : « bas thème / des sons limons / arqués aux logiques / étymons / en l’abyssale thélème / labiale palatale et fractale » (p.30-31). Dans le laboratoire du poète, « labo lire » (p.74), transformé pour l’occasion en CEAV (Centre d’étude de l’atome verbal), doté d’un accélérateur de particules sonores, sorte de « gueuloir », ou plutôt d’« en-gueuloir » hypermoderne, le champ d’expérience est l’in-fini de la langue, situé « entre néant et matière » (p.87). Le défi, de taille, s’avère autant poético-linguistique qu’anthropologique et politique. Quels nouveaux syntagmes et signifiants poétiques, quelles nouvelles forces de cohésion psychiques et sociales surgiront de la percussion de deux dés lancés à la vitesse de la lumière ? Alors que les chiffres se débinent et qu’une langue bien pendue, tournoyante, nous embobine avant de se rembobiner entre ses babines ?
Tout se devait de commencer, non par un « fiat lux», sentence pleine de morgue apollinienne, mais par une mise à mort, en bonne et due forme, de Dieu et de la Raison imbue d’elle-même : « a thée / tombant sous le sens / les sons sans leçon / délestés décodés / comme dés  sans chiffres » (p. 7), dans un refus anagrammatiquement énoncé de toute super-stition théorique, théo-logique voire téléologique, en témoignent les incipits des premières pages, mis en exergue comme les altérations (dièses, bémols) chargées de donner à l’œuvre sa tonalité :
« a thée…
ô té…
théo/l’étau/à lettres/léthal…
déo/au débat…
oyez oyez…
osez osez… » (p.7-15)
Où l’on s’aperçoit que le Dé est un dieu rebelle et farceur – « mots clés moqués » (p.30) –, qui destitue de son trône le Deus rex tout-puissant, gardien de la tradition et de la répétition mortelle, qui s’oppose fermement au mirage de la Science classique, parée de ses principes d’identité et de non-contradiction, comme aux idéologies totalitaires et infécondes pour tristes « momies aux lèvres de singes » (p.32).
Astéroïde « sans cible » (p.52), locomotive à rebours, bienvenue ! « Arrière des principes / toute vapeur » () ! Sans foi dans le hasard, sans remise en cause de la fixité des principes – « in causa venenum » (p.29) – au profit de l’abandon au rythme, aux sonorités qui nous meuvent et nous émeuvent, définissant chaque homme comme entité à la fois sociale (citoyen) et autonome, se donnant à lui-même sa propre loi – « citroyen » (p. 52), portant l’r de la révolte au cœur du langage –, nul jet de dés possible, nulle jaculation verbale, nulle danse vire-voletante au-dessus de l’abîme.
Loi sous-jacente, qui prélude et préside à cette poésie : celle du désir ouvrant sur l’étrangeté et l’ailleurs, proposant une vérité qui, loin de relever de la morale kantienne, axée sur le devoir, s’articule à la singularité de chaque sujet. Cette loi implique un dé-placement, une immersion dans l’inconnu, c’est pourquoi elle engage le poète comme son lecteur dans un tourbillon potentiellement angoissant, confrontant aux incertitudes et aux paradoxes, aux failles de la logique, au même titre que l’équation de Schrödinger en physique des particules. Parallèlement, l’exploration de ce champ de probabilités donne essor à la dimension jouissive de ce langage trublion, duquel Jean-Luc Lavrille compare l’action à celle d’un météore. Avec l’idée que ce dernier n’annonce ni le malheur ni le bonheur : le hasard n’est que ce que l’on en fait.
« Jetés aux dés » : odyssée verbale, ode au roulé-boulé de l’enfance, aux « jeux d’œufs mollets [jeux de mots laids] » (3) enfantins, préludes au chant et à la danse de l’homme libéré de ses chaînes. Tue, tuée, la voix de son maître laisse alors place à la voie singulière, rythmique, vivante du poète. De fait, si Jean-Luc Lavrille fait vriller le langage au point de le faire dé-lirer, il n’échappera pas aux oreilles les plus attentives que l’insolent grattage des lyres n’est pas sans ménager son ratage pour mieux réveiller nos méninges.
Jean-Yves Samacher

Jean-Luc Lavrille Jetés aux dés, éditions Atelier de l’Agneau, coll. « Architextes », 2018, 90 p., 16€

1. J’emprunte cette expression au philosophe Gilles Deleuze.
2. Le signe est ici à entendre avant tout dans son acception saussurienne, soit la combinaison d’un signifiant et d’un signifié.
3. J’emprunte l’expression, et le jeu de mots, à Boby Lapointe.


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