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(Note de lecture), Serge Pey, Le Carnaval des poètes, par Florence Trocmé

Par Florence Trocmé

PeyCe livre imposant de près de cinq cents pages compte une trentaine de vers assez courts sur chaque page. On y trouve un poème d’ouverture, puis des poèmes numérotés de 1 à 265 et un poème final.
Il faut prendre le titre au mot : c’est bien, en un long défilé très haut en couleurs, un carnaval que le livre peint, un carnaval des poètes qui n’est pas sans faire penser, surtout dans les pages du début, à ces Danses macabres que l’on peut voir dans certaines églises romanes ou bien encore, et on les trouvera cité au cœur du livre, aux tableaux de Brueghel et plus particulièrement au « Combat de Monsieur Carnaval et de Madame Carême ». Le lecteur est un peu désarçonné au début par des images surréalisantes, souvent grotesques ou grinçantes et l’adresse quasi-litanique à un Seigneur sur un mode sombre, apocalyptique. Les figures de poètes n’apparaissent pas tout de suite, mais l’on note une allusion voilée, détournée à Lautréamont : « le vertige doit être fait / non par un / mais par tous » ou une salutation à Ubu ou un peu plus loin une allusion à Villon. Les images, tels les chars du carnaval, déboulent à jets continus, criantes et criardes, politiques aussi d’emblée : « tout est en ordre / tout est en or ». « C’est [bien] Carnaval » et carnaval est une sorte d’image du monde tel qu’il va. Les vers sont courts, percussifs, rarement plus de six ou sept syllabes et défilent en une seule coulée, torrentielle. Il y a aussi une dimension ludique, une forme de jeu : « Oui les dieux / sont morts / mais de rire. ». On relève de violentes charges contre les poètes, en ce début de défilé, mais on verra par la suite que Pey leur rend aussi magnifiquement hommage, faisant montre d’une extraordinaire connaissance de la poésie. La danse macabre, la vision moyenâgeuse sont matinées d’images brutes de la société contemporaine. On se laisse prendre assez rapidement par le souffle, l’effet accumulatif. La moquerie n’est pas absente avec des jeux de mots sur les noms des poètes : « Une mer Michel / joue aux daives / sur un comptoir ». On salue cette dimension grotesque, historiquement présente dans la poésie mais moins présente dans la poésie contemporaine. Impossible de citer tous les poètes qui apparaissent, il y en a des dizaines, voici par exemple Celan, Mandelstam, Cendrars, Ponge (et son char rempli d’éponges !), Gherasim Luca, Trakl, Hölderlin, mais aussi quelqu’un qui « sur une table de boucher / opère des poèmes ». Les noms sont parfois cryptés, mais de façon transparente, comme dans ce poème qui s’ouvre avec le prénom Guy et continue avec un jeu sur le mot bord « un seul bord » puis « deux bords ». Le défilé fonctionne comme une immense satire sociale, mais aussi comme une extraordinaire adresse à la poésie : « un poème / est tout ce qui reste / lorsqu’on a tout divisé / jusqu’à sa division ». Voici les troubadours, tout le bestiaire du Moyen-âge, mais aussi les peuples premiers. Le cortège est ponctué de sortes de méditations philosophiques qui tournent autour du thème de l’infini et on se souvient alors du titre du dernier livre paru de Serge Pey, en poésie/Gallimard, Une Mathématique générale de l’infini. Partout un joyeux mélange, on passe de la préhistoire aux objectivistes. On pourrait aussi relever les innombrables définitions de la poésie qui émaillent les pages, certaines parodiques, d’autres plus graves. Les grandes figures rock ne sont pas absentes, Jim Morrison, Janis Joplin, Jimmy Hendrix. On le sait, un défilé peut être lassant, répétitif, ici il n’en est rien tant Serge Pey renouvelle les angles, les attaques aussi, les allusions plus tendres : « Pier Paolo distribue / de petites boites / remplies / de lucioles. ». Ce carnaval est bien sûr aussi une sorte de tombeau des poètes et de la poésie de tous les temps. « Toute la terre / est une tombe / et rien ne lui échappe. ». Les poètes espagnols, arabes, africains sont très présents.
Voici donc un livre impressionnant, une sorte de somme poétique jouant à fond le jeu du carnaval, dominé par l’inversion des valeurs.
En guise de conclusion, cet extrait du poème 211 : « Ce poème est illimité / et pourtant je le bois / d’un trait / comme un puits insondable // il devient / une soustraction / majuscule / de l’infini. »
Florence Trocmé

Serge Pey, Le Carnaval des poètes, Flammarion, 2019, 476 p., 22€.
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