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(Note de lecture), Stéphane Bouquet, Agnès et ses sourires, par Paul Darbaud

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Stéphane Bouquet, Agnès et ses sourires, par Paul DarbaudEn dehors des sept recueils publiés périodiquement depuis l'an 2000 par les éditions Champ Vallon, Stéphane Bouquet réédite, façon de parler, avec Agnès & ses sourires un geste littéraire qu'il avait initié avec Les Oiseaux Favorables (1) en 2014 et poursuivi en 2017 avec La baie des cendres (2), à savoir de petits textes autonomes en prose assez savoureux, novateurs et inclassables.
Déjà Vie Commune (3) paru en 2016 surprenait par une longue partie centrale ressortissant au théâtre (didascalies comprises) et une troisième articulée autour de trois récits. Quant à son premier livre il associait à des poèmes leur version en prose narrative.
On rappellera au passage le si stimulant et singulier recueil de textes critiques paru chez Corti (4), qui offre des vues éclairantes, loin de toute doxa universitaire, de toute componction, sur la poésie américaine contemporaine par exemple, dont il est un des plus fervents et judicieux traducteurs mais aussi sur le fait que Malherbe apparentait la poésie à la danse (Stéphane Bouquet sait de quoi il parle, puisqu'il fut danseur dans la compagnie de Mathilde Monnier) ou sur l'apport sinon une forme d'adéquation de l'homosexualité à la poésie, et ce sans jamais se départir du ton d'une conversation entre amis (certes parfois soutenue) tout en laissant percer son érudition, ici sur la période médiévale, là sur la poésie grecque, antique comme moderne. L'auteur rejoint ainsi la tradition des écrivains les plus attachants du XXe siècle, tout à la fois poètes, romanciers, dramaturges et essayistes, puisqu'il s'adonne désormais à plusieurs registres d'écriture. À ce propos on sait que la question de la revisitation des genres et de la porosité des frontières formelles est centrale aujourd'hui dans les œuvres les plus marquantes et modernes du moment. Mais c'est une autre histoire.
Si peu formaliste au demeurant, lui qui trouva dans la poésie américaine une liberté de ton, de style et de structure dont la poésie française était à son goût bien avare, il se pourrait bien qu'avec Agnès et ses sourires, il inventât une forme - et s'en moque !
De quoi, sous ce titre si "nouvelle vague", s'agit-il ?
Agnès & ses sourires se présente sous la forme de huit sections ou chapitres, de 5 lignes d'abord puis 15 alors que titrée "synopsis 10 lignes" ; la section suivante intitulée "synopsis 20 lignes" en comporte 34, le synopsis suivant, "Synopsis 4 pages" s'étend sur 7 - c'est assez montrer s'il en était besoin la latitude que l'auteur s'accorde - pour se prolonger par quatre parties à l'intitulé cinématographique qui recadreront, décentreront, déconstruiront le récit. Et donc d'un scénario en constante expansion et à l'intrigue plutôt mince : "Agnès a un cancer. Son ambulancier attitré s'éprend follement d'elle, un périphérique après l'autre. Mais Agnès meurt (malgré l'amour). L'ambulancier qui ne pourra donc vivre avec elle choisit de vivre parmi elle, au milieu de ses meubles". Tout est déjà là dans ces premières lignes de l'humour très fin et infiniment pudique de l'auteur comme des trouvailles syntaxiques ( "parmi elle") qui sont des constantes de son style et de son ton.
Il n'est pas anodin à ce stade de noter que Stéphane Bouquet entretient avec le cinéma une relation étroite (mais on en vient à se demander s'il est un art auquel il n'ait contribué !). Il fut en particulier critique aux Cahiers du Cinéma. Il est aussi crédité au générique de tous les films de Sébastien Lifshitz, dont la filmographie offre une large place au documentaire, et interpréta même le rôle principal de "La Traversée", il est vrai parce qu'il s'agit de sa propre histoire. Cela lui vaut de présenter ces temps-ci à la Cinémathèque "Les films de sa vie".
On ne saurait dire exactement jusqu'à quel point il s'est joué dans "Agnès" de sa propre pratique scénaristique. Dans la perspective de produire ce récit diffracté, revenant sans cesse sur son motif (un peu à la manière de Ponge mais la répétition a moins valeur ici de reformulation que de recontextualisation), évoquant presque une tentative plastique où un module interagirait avec son nouvel environnement, lui insufflant de nouvelles potentialités, d'heureux décalages.
Cet écrit incrémentiel, cette écriture par augmentation occupe à peu près la moitié du livre quand l'autre vise donc à produire son propre commentaire. " Le langage est une façon de chercher ou produire la consolation[...], la caresse[...], la jouissance". En d'autres termes, l'écriture peut être envisagée comme une variante de l'acte sexuel. Ou : "On ne sait jamais vraiment qui est quelqu'un". La secrète vocation de cette entreprise ne serait-elle pas de "faire le portrait" d'une inconnue, de redonner au personnage comme à tout un chacun une noblesse essentiellement ontologique, sa part de secret et de singularité ? Recherche qui pourrait bien constituer la part fondamentale de toute l'œuvre de Stéphane Bouquet.
L'erreur serait de croire que le dispositif à l'œuvre est pesant. Au lieu de quoi une grande légèreté prévaut tout au long de ce livre. D'où vient que de très simples phrases miraculeusement nous bouleversent, que des situations banales nous émeuvent ? C'est qu'on peut affirmer que toute la poésie de S. Bouquet est marquée par le souci de l'autre, des autres. D'un intense désir de communion avec le monde, de fraternité cosmique. Il suffit pour s'en convaincre de convoquer certains de ses titres : Les amours suivants, Le mot frère, Un monde existe, Vie commune, Un peuple. Ainsi Agnès, au-delà de ses souffrances et de sa mort, serait une figure votive, à caractère universel, et ses sourires autant de talismans pareils à ceux que tout être porte en lui et que Stéphane Bouquet nous pousse à découvrir.

Paul Darbaud

1- Les Oiseaux favorables, Les inaperçus, 2014
2- La Baie des cendres, Warm, 2017
3- Vie commune, Champ Vallon, 2016
4- la cité de paroles, Corti, 2018
Stéphane Bouquet, Agnès & ses sourires, Post-éditions, 2018, 56 pages, 10 €.
Fiche du livre sur le site de l'éditeur.


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