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Article écrit pour introduire le dossier consacré à Borges dans Le Matricule des anges de décembre 2018.
C’est la force paradoxale des classiques : leur omniprésence les condamne au lieu commun. Ainsi de Kafka, trop souvent résumé à un adjectif aussi commode que vague, la forêt du « kafkaïen » ayant tendance à simplifier, voire à contredire, la réalité de son œuvre. Même chose lorsqu’est brandi l’étendard du « borgésien » : une fois qu’on aura hâtivement convoqué l’encyclopédisme, les labyrinthes, les tigres et les miroirs, on n’aura rien dit. D’une certaine manière, les œuvres des écrivains qui modifient durablement notre façon de lire (thème « borgésien » s’il en est) sont trop grandes pour la littérature. Alors, face à l’inquiétude qu’elles créent (parviendrons-nous jamais à en faire le tour ?), nous optons pour la solution de facilité : les rétrécir au lavage. De même que l’humour de Kafka est trop souvent passé sous silence, l’érudition de Borges est trop souvent prise au mot. Car l’érudition, telle qu’il la pratique, est d’abord une forme de lecture tous azimuts, mêlant philosophie, poésie, écrits mystiques et romans policiers. L’érudition de l’argentin, surtout, n’a nulle raison d’être intimidante, elle devrait au contraire inviter au jeu. Car elle est frauduleuse, le produit d’une culture non pas encyclopédique mais d’encyclopédie, la nuance est importante. Ce n’est pas un hasard si la découverte du monde imaginaire de Tlön (appelé à se substituer dangereusement au monde réel), dans la nouvelle qui ouvre Fictions, commence par un article de la douteuse Anglo-American Cyclopedia.
Borges, que l’on imagine né dans une bibliothèque (celle, anglophile, du père), serait en réalité né dans une encyclopédie (la onzième édition de la Britannica, qui comptait d’illustres collaborateurs comme De Quincey). Ce qui veut dire que l’érudition borgésienne se construit sur le résumé, l’article pédagogique, le savoir expliqué à gros traits. De ce monde classé par ordre alphabétique (ce qui autorise toutes les associations, puisqu’il n’y a de classification de l’univers qui ne soit « arbitraire et conjecturale »), fait de citations (ou de citations de citations), il construira une poétique de ce qu’Alan Pauls, dans son essai Le facteur Borges, nomme la « deuxième main » : un univers dans lequel les sources de la pensée ou du récit ne sont jamais directes, passant par un tamis d’auteurs, de glosateurs, de traducteurs plus ou moins fidèles, de paraphrases, de propos recueillis ou rapportés, ce qui donne le champ libre à toute sortes de manipulations, falsifications, malversations, renversements et réécritures.
La scène fondatrice de cette vaste opération est connue : le fait d’avoir lu, enfant, Don Quichotte en anglais et de considérer l’original comme une traduction. Toute hiérarchie, dès lors, est chamboulée et l’eau de toutes les sources est frelatée. D’où, peut-être, son goût pour certains philosophes mineurs, comme l’idéaliste Berkeley, ou pour des théologiens fumeux tels que John Wilkins ou Raymond Lulle (mais aussi pour de flamboyants hérétiques comme Léon Bloy) ; un goût qu’il faudrait mettre en parallèle avec sa revendication de certains écrivains « pour enfants » tels que Stevenson ou Chesterton, dont il aura souligné le génie ; une manière de défier les catégories de ce qui est respectable ou pas (tout en pratiquant avec constance une saine mauvaise foi).
Derrière l’image du vieux sage aveugle et polyglotte, celle de l’écrivain consacré qui, sur le tard, parcourait le monde en étalant sa (fausse) modestie à longueur d’interviews, Borges est certainement un des écrivains les moins fiables qui soient. Tout, chez lui, est piégé, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes que d’être capable d’écrire dans une langue aussi précise que resserrée (reflet de son aversion pour toute forme de sentimentalisme) des textes dont le sens ne cesse de bifurquer et se répandre, jusqu’au délire parfois (lorsque les animaux se retrouvent classés dans une liste chinoise de bien curieuse manière ; Foucault, on le sait, s’en souviendra). Borges, en réalité, ne cesse de proposer des textes qui sont autant de peaux de bananes métaphysiques, des abîmes dans lesquels nous tombons entre rire, perplexité et frisson, avant de nous prendre les pieds dans le tapis de conclusions inextricables ; des textes qu’il faut lire avec des pincettes. Car chez lui tout est contexte : lire, c’est d’abord lire un contexte. Borges est donc essentiellement un lecteur, c’est-à-dire celui qui vient après (de la même façon qu’il vient après son père, dont il hérite à la fois de la bibliothèque et d’une destinée, voire d’une prédestination). La lecture, cette activité « plus résignée, plus civile, plus intellectuelle » que l’écriture, est la grande créatrice de contexte. Ce n’est pas autrement qu’un Pierre Ménard parvient à recréer mot pour mot le Quichotte (là où Boulevard et Pécuchet se contentaient de copier). Ce qui pour Cervantès relevait de l’évidence demande au nîmois un travail harassant. De la même façon, c’est bien le contexte encore qui veut que certains auteurs du passé soient irrémédiablement devenus pour nous kafkaïens (tout comme, irrémédiablement, les Vies imaginaires de Marcel Schwob ont l’air d’avoir été écrites par Borges).
Ramener un des principaux écrivains du XXème siècle au « simple » statut de lecteur n’est pas le rabaisser ; c’est plutôt mettre en avant l’incessante machine à contradictions que fut le créateur de L’Aleph, cette sphère qui, dans une cave de Buenos Aires, contient tous les temps et tous les espaces, de même que pour Borges un homme était tous les hommes (Homère ou Shakespeare qui, à leur tour, sont « tout pour tous les hommes »), qu’un analphabète uruguayen pouvait posséder toute la mémoire du monde et que les tragédies antiques pouvaient parfaitement se rejouer sur les rives du Río de la Plata, comme si cette position périphérique lui permettait justement d’être le monde entier. Borges est universel en étant l’écrivain argentin par antonomase (ses successeurs sont réduits à écrire « contre » lui (Juan José Saer), à l’imiter avec moins de finesse (Ricardo Piglia) ou à tenter de le battre sur son propre terrain (César Aira)). Borges, celui qui depuis sa soi-disant « tour d’ivoire » n’aura cessé d’écrire pour des revues populaires à grands tirages, celui qui, victime d’une « magnifique ironie », aura reçu le don « des livres et de la nuit », est un mystificateur capable de tout élever au rang de mythe (à commencer par lui-même). Car le mythe se rapproche de l’article d’encyclopédie en ce qu’il « réduit la vie entière d’un homme en deux ou trois scènes ». Appuyé sur une canne au centre de sa bibliothèque (Nationale ou de Babel), il s’est arrangé pour que ces scènes concentrent toute la littérature. Comme l’univers, elles sont en expansion permanente.