Borges : un royaume pour un seul mot
Borges s’est intéressé à différents domaines dont la mythologie, le folklore et la poésie. Dans la nouvelle intitulée « Le miroir et le masque (2) », Borges emmène son lecteur dans une tout autre démarche, qui se révélera un parcours pour la création. Dans ce texte assez court, un grand roi demande à un poète, le grand Ollan, de chanter sa louange. Celui-ci connaît la métrique, l’usage des mots les plus archaïques comme des métaphores les plus subtiles. Il connaît encore bien d’autres sciences fort utiles en la matière, citons l’astrologie judiciaire, les mathématiques et le droit canon.
Un an plus tard, Ollan livre au roi un long poème qui reflète sa parfaite maîtrise de la poésie. Le roi lui avoue que finalement rien ne s’est produit. Dans nos artères le sang ne bat pas plus vite. Un deuxième essai, un an après, apporte une version allégée qui étonne, émerveille. Mais le roi attend quelque chose de plus sublime encore.
Quand une nouvelle année s’est écoulée, le poète n’apporte pas de manuscrit. Stupéfait, le roi le considéra ; il semblait être un autre. Quelque chose, qui n’était pas le temps, avait marqué et transformé ses traits. Ses yeux semblaient regarder très loin ou être devenus aveugles.
Le résultat, on l’apprendra, tient en un mot, un seul mot qui ne sera pas dévoilé. Un secret partagé, mais funeste. Or ce poème-là, ainsi condensé à l’extrême, relève bien du monde des choses merveilleuses car, aux yeux du grand roi, il les contient toutes. Sans doute peut-on imaginer qu’il s’agit là d'un des rêves les plus fous de Borges lui-même, qui a semblé se voir en Ollan, poète du secret et du silence, écrivain de l’extrême.
Philippe Fumery
1. EHESS, 2018
2 Le livre de sable, Gallimard, 1978