Très éclairant et précieux petit livre, bien composé et introduit.
Je ne retiens ici de ce remarquable florilège de propos de Léonard de Vinci que ceux qui, surprenants, concernent directement la poésie, car - contrairement à Michel-Ange - il ne se fit pas du tout poète ; mais c'est que pour lui, la nature l'était toujours suffisamment. Nature qui, « maîtresse des maîtres », (n° 49) se dit-il sans cesse, sait produire ce qui la reproduit, comme la pensée les mots qui la relancent.
Léonard semble d'abord traiter à égalité poésie et peinture ; leur complémentarité lui convient :
« La peinture est une poésie muette, et la poésie est une peinture aveugle. L'une et l'autre imitent la nature autant qu'il est en leur puissance » (n° 163)
Mais voilà : un aveugle, pour lui, a presque tout perdu de son plaisir d'humanité (car la lumière, dit-il, a pour beauté de se renouveler sans cesse et de renouveler jusqu'aux ombres qu'elle produit), et le muet, à l'inverse, lui paraît d'enviable leçon, car son corps doit dire pour lui ce qu'il vise … Le peintre apprend toujours davantage d'un muet que le poète d'un aveugle !
« Celui qui perd la vue est comme chassé du monde, il n'en sait plus rien. Et une telle vie est sœur de la mort » (n° 160)
« Le bon peintre a deux choses principales à peindre : l'homme et l'intention qui se trouve dans son esprit. La première est facile, mais la seconde est difficile, car elle doit être figurée par les gestes et les mouvements des membres. Et cela, c'est auprès des muets qu'il faut l'apprendre, car ils les font mieux qu'aucune autre sorte d'hommes » (n° 180)
C'est pourquoi le peintre qui (dit-il avant Merleau-Ponty) va à la nature par son corps, surpasse le poète qui, au mieux, va aux mots par son esprit :
« Si la poésie décrit les opérations de l'esprit, la peinture considère l'esprit à travers les mouvements du corps » (n° 14)
« La peinture est au service d'un sens plus noble que ne l'est la poésie et représente avec plus de vérité les œuvres de la nature que ne le fait le poète. Et les œuvres de la nature sont beaucoup plus nobles que les mots, qui sont œuvres de l'homme ... » (n° 158)
En quels termes, plus précisément, comme ingénieur, artiste et savant, Léonard juge-t-il la poésie ?
Qu'est-ce qu'un ingénieur, d'abord, pense de la composition (ou construction) poétique ? Peu de bien. Vinci estime que l'ingénieur, opérant par principe selon des fonctionnements qu'il comprend et contrôle, garde, sur son œuvre propre, et les œuvres analogues, le jugement d'avance que lui donne cette inséparabilité du savoir et du savoir-faire.
« C'est un piètre maître que celui dont l'œuvre surpasse le jugement. Il va à la perfection de l'art, celui dont le jugement surpasse l’œuvre. » (n° 170)
Le peintre fait de même, car son activité propre (ajoutant sans cesse au monde les couleurs et les formes qui le compliquent, et troublent en retour celui qui ainsi y ajoute) le fait douter, puisque son œuvre même vit matériellement, et qu'il n'y a pas de vie parfaite, définitive. Les formes dont est capable le plasticien réveillent et relancent, qu'il le veuille ou non, les forces formatives dont elles se tirent. Le peintre, le sculpteur, l'architecte sont donc des esprits forcément lucides, car ce qu'ils obtiennent du monde les alerte en retour, et ce qu'ils y changent les responsabilise. Le poète, non (ni sa monnaie ni sa trousse à outils ne sont du monde). Il croit naïvement à la perfection de son œuvre irréelle, c'est à dire sans réalité hors de la voix et du langage, et sur laquelle un monde sans voix et sans langage lui semble, à tort, n'avoir plus de prise. Le poète ne progresse pas du tout, parce que rien dans son œuvre n'a assez de réalité objective pour défier et aguerrir son jugement. L'ingénierie de l'imaginaire reste imaginaire. Le peintre, au contraire, peut toujours (s'il n'est pas corrompu par le monde auquel il ajoute toujours) en saisir l'occasion :
« Le peintre qui ne doute pas progresse peu. Quand l'œuvre surpasse le jugement de son auteur, celui-ci fait peu de progrès. Quand le jugement surpasse l'œuvre, celle-ci ne cesse de s'améliorer, si toutefois l'appât du gain ne l'en empêche » (n° 174)
La formulation poétique, pour tout dire, lui semble avoir la voix traîtresse, et l'infini facile :
« Quand le poète cesse de représenter par les mots ce qui existe dans la nature, il ne se fait pas l'égal du peintre. Car si, délaissant la représentation, le poète décrit les paroles fleuries et persuasives de celui à qui il veut s'adresser, alors il n'est plus poète ni peintre : il se fait orateur » (n° 204)
« Quelle est cette chose qui ne se donne pas et qui, si elle se donnait, ne serait pas ? C'est l'infini. S'il pouvait se donner, il serait limité et fini, car ce qui peut se donner a sa limite dans la chose qui l'entoure à ses extrémités. Ce qui ne peut se donner, c'est cette chose qui n'a pas de limite. » (n° 38)
Qu'est-ce que l'homme de science (qu'il était aussi) pense de la rêverie poétique ? Pour Léonard, qui, on le sait, assurait fièrement :
« C'est pour l'homme chose facile que de se faire universel » (n° 137),
l'universel est à portée de savoir rationnel parce que celui-ci (à travers les êtres mathématiques, les lois de la nature, les dispositions régulières de l'organisation) brasse des éléments qui, valant pour le fonctionnement de toutes choses, dépassent spontanément le champ et l'intérêt d'une vie particulière. Pour lui, le peintre, comme le savant, maîtrise des moyens qui ne peuvent lui être propres (même si son discernement ou sa virtuosité sont incomparables), puisqu'ils relèvent de l'alphabet général des couleurs, formes et luminosités des êtres du monde. Mais la poésie, puisqu’ouvertement elle rêve, peut-elle seulement prétendre à maîtrise, et ses ingrédients – forcément liés à la voix d'un peuple et au labyrinthe des affects – valent-ils moyens universels ? L'effort poétique ne fournit peut-être qu'une force étrangère au monde, c'est à dire, pour Léonard, sans emploi (puisqu'il n'y a pas d'ingénieur possible de l'au-delà) ni vérité (puisque aucune expérience ne peut s'en nourrir). Au fond, estime-t-il, rien ne peut dissuader un poète de mentir, alors que tout en protège le peintre (le trompe-l'œil n'est jamais qu'une fabulation pour rire, une tromperie en clin d’œil !), et notre divin ingénieur n'aime pas le mensonge (qu'il assimile – n° 114 - à la taupe, si vulnérable hors de son tunnel, ou – n° 128 - à une couche de neige qui recouvrira le crime au mieux jusqu'à l'été !):
« L'homme a une grande puissance de parole, vaine et mensongère pour sa majeure partie. Cette puissance est faible chez les animaux, mais elle y est utile et vraie. Et mieux vaut une petite certitude qu'un grand mensonge » (n° 109)
Bref : le poète est une bête qui parle trop bien, là où le peintre est un ange n'y voyant jamais assez !
Allons, Léonard, les poètes sont sans rancune : l'engueulade d'un génie déleste utilement nos Muses de leurs propres rêves.
Marc Wetzel
Ainsi parlait (Così parlò) Léonard de Vinci, Edition bilingue, Arfuyen, 2019, 176 p., 14 €, sur le site de l’éditeur.