Magazine Culture

(Note de lecture), Jean-Paul Honoré, Pontée, par Florence Trocmé

Par Florence Trocmé

PontéeC’est à un véritable embarquement qu’invite Jean-Paul Honoré dans ce livre, Pontée. Embarquement réel mais aussi virtuel, dans les mots, dans les sensations, dans les rêves de voyage, de navires et de transports en tous genres
Pontée ? C’est dans le vocabulaire de la marine marchande, la cargaison arrimée sur le pont, à l’air libre. Il s’agit ici de véritables murailles de conteneurs transportés de Chine vers l’Europe par le cargo « Bougainville » de la CMA CGM sur lequel Jean-Paul Honoré a embarqué, en tant que PAX (alias passager) en août-septembre 2016 pour trente-huit jours de navigation. Ce navire, long de 398 m et pouvant accueillir 17 722 conteneurs (équivalent chacun à un camion !), est un de ces géants qui sillonnent aujourd’hui les océans et que l’on peut apercevoir, parfois, dans un grand port comme Le Havre ou Hambourg (deux lieux d’escale du Bougainville qui s’y délivre d’une part de ses boîtes). Boîtes dont avec beaucoup d’humour Jean-Paul Honoré inventorie le contenu en se servant de catalogues de marchandises proposées sur Internet par les Chinois et dont ils font traduire les items par Google, ce qui donne par exemple des moulins de boulettes d’engrais, de dessus de noix de console, des couches-culottes remplaçables de bébé ensoleillé, des lignes de spectres ou encore des sacs cosmétiques de renivellement de femmes (p. 120 et 121).
Le livre est une formidable collection de relevés d’impressions, de sensations, de questions, celles du PAX, espèce étrangère aux crew members (membres d’équipage) mais soumis lui aussi à toutes les règles du bord, parfois très contraignantes et à ses usages tellement atypiques pour le terrien. Chance pour Jean-Paul Honoré et pour son lecteur, il sera le seul et unique PAX pour cette traversée commencée à Ningho, en Chine et qui va le mener, par le détroit de Malacca, le canal de Suez, et Gibraltar, vers les ports de l’Europe du Nord. Il ne pourra débattre de ses impressions qu’avec lui-même ! Et avec son carnet de notes.
Et le lecteur donc de naviguer avec lui, un peu comme on circule via un navigateur internet, parfois de manière linéaire, parfois de manière aléatoire ou selon des associations d’idées qui appartiennent à l’écrivain. Avec la ponctuation des données de position du navire : N 06°17’57.139 / E 093°34’14.003 / BAY OF BENGAL. 268°. Cela donne un livre qui est aussi bien un récit de voyage et un document passionnant sur ce monde de la marine marchande qu’un vrai livre de poésie, en ce sens que toutes les ressources de l’écriture sont mobilisées pour explorer les sensations, le dépaysement, l’étrangeté, l’effroi parfois devant l’immensité du bateau, de l’océan, du moteur-cathédrale, etc. Exploration très subtile, notamment des illusions d’optique ou des erreurs d’appréciation car, dit l’auteur, « le corps se déplace progressivement, mais les sensations voyagent par bonds. ». Il travaille beaucoup sur ce petit décalage entre ce que le corps enregistre, l’interprétation parfois difficile qui peut être donnée à cette perception et ensuite ce que l’écriture va être capable d’en retenir. Cela avance par touches, par bonds en courts paragraphes. Exploration de ce bâtiment inouï, de ses entrailles aux allures parfois infernales, de son château, sorte de donjon aux larges ailes où travaillent et vivent les hommes, évocation de la citadelle, « refuge ultime, réputé inviolable, où courir si Rackham le Rouge s’empare de cette Licorne... C’est un local aveugle, verrouillé comme un blockhaus et dont l’emplacement est tenu secret. » (p. 73). La sensation d’étrangeté est maintes de fois éprouvée et traduite : « Immobile papillon de nuit collé à cette structure d’acier, vous êtes pénétré par la surprise intense d’être là, au-dessus des plis phosphorescents du sillage, sous le ciel indéchiffrable. »
Alors que trop de livres de poèmes laissent le lecteur à quai, celui-ci le transporte ! « Pilonnement. Tossage. Cavalement. Tangage. La mer cherche la faille, appuie où ça fait mal. Les membrures travaillent. Les cloisons geignent. Les soudures transpirent. »
Jean-Paul Honoré nous apprend que « chaque conteneur voyage avec un passeport qui publie ce qu’il contient et porte le beau nom désuet de lettre de connaissement. » On aimerait que cette note soit une lettre de connaissement et qu’elle dise un peu de ce que transporte ce beau livre de bord.
Florence Trocmé

Ce voyage s’est inscrit dans le cadre du PPP, Projet Poétique Planétaire, piloté par Jacques Jouet, Cécile Riou et Jean-Paul Honoré et que Poezibao suit avec attention, en accueillant notamment des feuilletons estivaux rattachés à ce projet (qui consiste à envoyer un poème chaque jour à un habitant de la planète, avec la visée que tous les habitants du monde aient un jour reçu leur poème !)
Jean-Paul Honoré, Pontée, Arléa, 2019, 148 p., 16€. En librairie le 7 février.
Lire deux longs extraits de ce livre.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines