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(Note de lecture), Max de Carvalho, Le grand veneur des âmes, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

Le grand veneurJ'ai rarement lu livre de poésie répondre à plus variées, étranges et fondamentales questions : quels travaux nos jeux cachent-ils ? (p. 11) L'inconscient n'est-il pas fait de plus de vestiaires que de cachots (p. 20) ? À quoi s'occupe la mort en attendant la nôtre (p. 30) ? Les petites vertus (candeur, douceur, innocence) souffriraient-elles de sous-équipement corporel (p. 32) ? Que perçoit-on quand on pense (p. 63-4) ? Pourquoi le mal se sent-il à ce point chez lui dans le bien (p. 73) ? Comment va-t-on dans l'être (p. 88) ? Une finitude ne voit-elle que grimaces en son miroir (p. 112) ? Nous aimer, est-ce échanger nos besoins de bonheur (p. 120) ? Que sait d'elle-même une rêverie (p. 137) ? Fallait-il, pour rester pur, toréer d'une seule passe le jardin d'Éden et la Chute (p. 147) ? Retournons-nous à l'abîme en connaissance de cause (p. 159) ? Et, bien sûr, avec le titre même du recueil : ce Grand Veneur des âmes est-il leur plus grand poursuiveur, ou la plus chasseresse d'entre elles ?
Max de Carvalho, d'ascendances brésilienne et polonaise, né en 1961, est un solitaire (un homme qui ne touche au monde et n'en juge que seul à seul) et un généreux (un revuiste, un anthologiste, un traducteur, une sorte de contemplateur pour autrui, peu soucieux de bénéficier d'abord de sa propre attention !) ; charmant et sauvage, élégant et retiré, pudique et voyeur – pudique parce que nul ne choisit ses coulisses et voyeur parce que l'infini a par principe les siennes sur lui et qu'on ne peut les considérer sans violence. Son Oraison jaculatoire (p. 93) le dit :
« Délivre-moi de l'Ennemi qui
chaque jour me dépouille, de
l'effroi de la Bête, de la peur
du lion cherchant qui dévorer,
de la mite qui ronge, de la
rouille, du voleur
 »
  
La radicalité du programme spirituel, malgré l'humour, ne fait pas de doute : ce sera l'intemporel ou rien. La grâce ne touche (et donc ne peut sauver) que ce qu'en nous vivre n'aura pas fait avancer d'un pas. Puisque tous les vivants se dérobent mutuellement leurs durées, et n'ont de choix qu'à puiser dans le sac des peurs, aucun usage réussi du temps n'est pur. Que l'absolu nous en préserve !
Et son avancée, sans conditionnel, sans futur, sans impératif même, se déroule, en quelque sorte, à l'indicatif éternel, seule chance pour la conscience de pénétrer le royaume : science, c'est devoir savoir ; morale, c'est savoir devoir. Mais ces deux nobles battues du faux et du mal ne valent qu'ici, et pour fermer la route à l'illusion et au mensonge. Le salut, lui, est une présence sans modalités, comme le dit (p. 97) Qu'êtes-vous venus voir :
«  C'est trop encore,
savoir qu'il faut
se renoncer et se
quitter soi-même.
« Savoir », « devoir »
n'entreront pas
dans le royaume
plus que la poutre
dans ton œil ou
le chameau du
chas d'aiguille.
Nulle porte qui
ne soit perte 
»
Le moyen est l'amour, qui donne seul le sens (et peut reprendre le non-sens !) ; mais son risque est toujours d'escamoter (de garder ce qu'il feint de donner, de trahir ou dilapider ce qu'il feint de conserver). La poésie sera, s'il le faut, l’autoportrait -ultra violent- de l'amour en escamoteur :
« D'une certaine manière
une certaine manière
de ne pas savoir fait
sortir la colombe du
chapeau ou le lapin de
son foulard. D'une façon
d'ignorer, derrière
l'oreille surgit un œuf,
vole un bœuf. Au creux
de la paume où l'amour
serpente, la ligne de cœur
sciera en deux ta partenaire 
» (p. 42)
D'où l'art constant de la régression contrôlée. Kafka assure qu'au moment du naufrage, nul n'a plus la nostalgie du temps où il ne nageait pas encore ; mais dans la salive, plus ancienne que toute articulation, le poète ne jouit-il pas de surnager ? :
« D'un coup de glotte la voix
descend au pays minuscule
antérieur à la mue, se coule
sous le menton, glisse sur la
pomme et flotte ; ou casse,
salive, privée d'appui, Adam
totale de l'immaturité 
» (p. 36)
Max de Carvalho est (remarquait déjà Patrick Kéchichian) un pur contemplatif – mais qui contemplerait exclusivement l'action du monde (sa conflictuelle maturation, l'alternance aristocratique des jours et des nuits, l'universel souci des désirs à faire naître, le choix périlleux des êtres entre user du temps et s'en défendre …), et qui sait et montre que contempler est l'unique bonne manière (sans folie ni hébétude) de déménager de soi. Nous n'avons, en effet, écrit-il, pour nous habiter nous-même, que trois contrats possibles (tous défectueux) d'occupation du domicile (Les baux, p. 15) : le raser, le murer, le persifler. Envolons-nous plutôt !
« L'immuable maison
rasée du terrain vague.
L'âme immeuble murée
du damné qui la hante.
Le rire d'un locataire
dans le béton armé 
»
Ce merveilleux, élégiaque et précieux poète (la lucide aménité de Schéhadé, l'amère courtoisie de Pessoa, la malicieuse indolence de Vallotton) use, pour réduire le pire de nous-même, de la délicatesse d'un thanatopracteur. Qui se plaindrait de ce sommeil omniscient ?
« Un homme dort à poings fermés
dans l'âge d'or et les chronologies
relatives ...
 » (p. 137)
Marc Wetzel

Max de Carvalho, Le grand veneur des âmes, Arfuyen, 2019, 176 p., 16 €.


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