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La mort de Pierrette Fleutiaux

Par Pmalgachie @pmalgachie
Comment envisager la mort de Pierrette Fleutiaux? Certes, elle avait 77 ans. Mais je l'avais toujours considérée comme une absolue contemporaine, ses ouvrages (à une exception près, que vous trouverez ici) m'avaient secoué et la femme qu'elle était me touchait par le souci qu'elle avait de dire vrai dans nos conversations. D'écrire, aussi, au sens le plus fort du mot, dans ses livres. Hommage à quelqu'un que je regretterai vraiment, à travers sept titres. Nous sommes éternels (1990) Pierrette Fleutiaux a le culot de s’attaquer à un des thèmes les plus rebattus de la littérature : l’amour, toujours l’amour. Mais celui qui unit Dan et Estelle, frère et sœur, a quelque chose de si fort qu’il rejoint les plus vieux mythes et s’inscrit, comme le revendique le titre (Nous sommes éternels), dans l’éternité. Audace aussi – et non maladresse, comme on pourrait le penser en s’arrêtant là – qu’une première centaine de pages où Pierrette Fleutiaux jette en pâture au lecteur quelques éléments disparates de son histoire. Devant ceux-ci, on peut détourner le regard si on préfère s’appuyer sur un sol bien ferme. Mais il suffit d’oser – la moindre des choses étant d’accepter de partager une démarche qui n’est chaotique qu’en apparence – ramasser au passage les fils qui traînent là pour s’apercevoir qu’un peu à la fois, c’est toute la pelote qui vient. Il y a des nœuds dans cette pelote, mais le roman est là pour les dénouer et pour, finalement, tout expliquer. Tout, sauf l’inexplicable qui est probablement l’essentiel : pourquoi deux êtres peuvent avoir besoin l’un de l’autre au point que le monde entier s’efface devant leur amour. Par petites touches ou par grands mouvements, Pierrette Fleutiaux fait avancer ses personnages dans leurs mystères. Ils ne possèdent pas davantage de clés que nous. C’est pour cela que Nous sommes éternels est un roman passionnant : il donne tant d’épaisseur aux années qui passent que le temps s’étire en effet à l’infini. Et comme l’écrivain des miniatures qu’étaient ses premiers livres n’a pas renoncé à « tenir » son écriture comme un chanteur tient une note, on va d’émerveillement en émerveillement à travers des moments d’une intensité qui noue la gorge et interdit de lâcher le roman dès lors qu’on en a accepté la manière. Entretien En écrivant Nous sommes éternels, Pierrette Fleutiaux a fait un grand pas qui l’a soudain éloignée de ses livres précédents, au moins dans la forme : elle avait toujours envisagé ce qu’elle écrivait comme des nouvelles, même élargies, tandis qu’elle a trouvé ici, au contraire, une respiration plus large en même temps que le besoin de se laisser aller au fil d’un récit qui s’amplifiait au fur et à mesure qu’il avançait. L’essai est transformé, et bien transformé. Il demande néanmoins quelques explications. Qu’est-ce qui vous a décidé, tout à coup, à changer à ce point de dimension dans le récit ? Je n’avais jamais osé. C’est une question de maturité. Je n’ai plus peur de mille choses qui me faisaient peur auparavant. Et j’ai l’impression d’être revenue à ce que j’aime vraiment : les grands romans russes que je lisais quand j’étais enfant. Comment vit-on l’écriture quand on se donne cette liberté ? C’est absolument merveilleux ! Pour la première fois, je me suis donné un espace très vaste dans lequel je pouvais laisser jouer tout ce que j’ai en moi. Je suppose que, jusque-là, je me bridais. Saviez-vous, en commençant, que vous alliez vers un long roman ? Non, je voulais écrire un roman d’amour très court. Et j’ai à peine commencé que tout était là. Je suppose que c’est tout un travail de l’inconscient qui s’est fait pendant des années. Et je n’avais plus qu’à suivre le filon. Ça allait tout seul, tout venait, tout était déjà inscrit, c’était extraordinaire ! Face à ce livre, on ne peut que se dire qu’on y est pour longtemps dès qu’on le commence… C’est ce que je voulais. J’aime bien la littérature française, mais je trouve qu’elle n’est, le plus souvent, faite que d’intelligence. Ça me plaît, mais j’ai besoin d’autre chose : la sensibilité, l’inconscient, l’irrationnel… Peut-on maîtriser un roman de cette ampleur aussi bien que des textes plus brefs ? Je ne peux pas répondre à cette question. Elle ne s’est pas posée. J’ai travaillé trois ans en écrivant tout ce qui me passait par la tête, mais avec le sentiment que tout était déjà construit à l’intérieur. Je ne me suis pas demandé si ça m’échappait. C’était tellement évident… Mais comment mener à la fois une vie professionnelle – puisque vous enseignez – et l’écriture d’un livre comme celui-ci ? Ce n’est pas un problème. Quand quelque chose vous tient puissamment, vous pouvez l’oublier, vous pouvez faire mille tâches, c’est là. Il suffit de trouver un moment pour y revenir. Ce n’était pas un travail. Quand même, n’avez-vous pas craint d’effrayer le lecteur ? Il me semble qu’il y a beaucoup de gens qui aiment bien s’immerger dans un livre, qui ont besoin qu’on ne leur donne pas trois miettes, mais vraiment quelque chose. Le livre standard, 180 pages bien léchées, non, je ne peux plus. J’ai envie qu’on sente les risques pris, aussi. Ceci dit, on peut évidemment prendre des risques dans un volume plus petit… Sauvée ! (1993) Il faut, peut-être, commencer par là : Pierrette Fleutiaux a donné, depuis une vingtaine d’années – la durée est approximative – quelques superbes recueils de nouvelles, cohérents, bâtis comme de solides constructions, dignes de ses romans. Sauvée ! garde, sur le plan de la cohérence, bien des qualités. Mais il est moins certain que chacun de ceux qui ont aimé les recueils précédents y trouve son compte. Comment dire les choses précisément sans se montrer excessif ? Il y a, dans ces nouvelles, quelque chose de Kafka sans la capacité à faire exister un univers qui, pour être inhabituel, posséderait quand même sa logique propre. On a du mal à dire cela d’un auteur dont on a aimé les livres précédents, et pour de multiples raisons. Mais, cette fois-ci, vraiment, cela ne passe pas, rien ne permet de se connecter aux bizarreries dont nous parle Pierrette Fleutiaux. Tâchons d’en donner quand même une description sommaire, puisque chaque lecteur a bien le droit de se faire sa propre opinion, fût-elle l’inverse de la nôtre. Dans un mouvement de plus en plus ample, les premières nouvelles étant les plus courtes et les suivantes s’allongent jusqu’à occuper, pour la dernière, près de soixante pages, soit un tiers du recueil. Ce n’est pas incohérent. La vie quotidienne, voilà la difficulté, dit un personnage qui n’en finit pas de se débattre entre un trou dans lequel il monte et descend et une surface qui, visiblement, n’est pas son monde. On rencontre des gens qui creusent – « naturellement » –, d’autres qui cherchent, d’autres qui ont peut-être trouvé mais ne le savent pas, et puis bien d’autres personnages tous plus incongrus les uns que les autres, liés à un passé dont nous ne savons rien et à une logique dont nous ignorons tout. Peut-être est-il possible d’entrer dans ce monde. Peut-être… Il faudrait alors faire de grands efforts pour tenter de partager avec Pierrette Fleutiaux des thèmes dont on devine qu’ils ont habité, souterrainement, tous ses autres livres, mais qui, dans ces cas-là, parvenaient à nous toucher par une sorte d’émergence dans le réel, fût-il contaminé par le fantastique. Tandis qu’ici, on a l’impression de contempler une altérité si fondamentale qu’elle nous reste étrangère. Il est possible que les dernières nouvelles, les plus longues et les plus complexes – les plus hermétiques, dirons-nous –, aient modifié la perception des premières. Car, il faut bien le dire, quelques moments de bonheur avaient été fournis par des histoires généralement incroyables et cependant toujours susceptibles d’ébranler notre rationalisme. « Sauvée », la nouvelle qui donne son titre au recueil, est exemplaire : il n’y a rien à sauver, seulement à comprendre et à sentir, pour le personnage qui se sent agressé par des bruits extérieurs paraissant ne plus appartenir à son univers, ou à sa génération. Car elle fut jeune, elle aussi, elle a fait du bruit la nuit, comment peut-elle ne pas s’en souvenir ? C’est au moment où elle recommencera à supporter les bruits des autres, comme s’ils étaient les siens, qu’elle se sentira sauvée… Pierrette Fleutiaux, décidément, ne fait rien mieux que décrire des situations réalistes en leur donnant une interprétation étrange, même si celle-ci doit rester provisoire. Si c’est à cela qu’elle s’est tenue dans toutes les nouvelles, nous ne l’avons pas compris. C’est comme si trop de sophistication, ou trop de construction, nuisait inévitablement à son propos… Il n’en reste pas moins que cet écrivain a bien des choses à nous dire et qu’il ne faut surtout pas renoncer à attendre son prochain livre. Allons-nous être heureux ? (1995) Pierrette Fleutiaux est une magicienne de l’écriture. La preuve : essayez toujours de résumer Allons-nous être heureux ?, son dernier roman, et d’y intéresser ainsi un lecteur potentiel. Celui-ci vous rira au nez et se tournera vers des livres dont l’histoire lui paraît d’emblée moins banale, plus inattendue. Et pourtant, si on essaie de communiquer le bonheur qu’on éprouve à être dans un livre comme celui-ci, à découvrir les méandres d’existences parallèles, à vivre de l’intérieur les aventures de deux enfants puis de deux jeunes gens, et des familles qui les entourent, on a une chance de convaincre. Parce qu’un souffle anime ces pages et leur permet d’être rien moins que banales. Acceptons donc d’être intrigué par ce premier paragraphe : « Au bord de l’Hudson, dans le parc de Riverside Drive, au pied du monument aux héros des guerres américaines, à New York, Amérique, un petit garçon joue au ballon. » Voilà un personnage, un début de décor. Quelques pages plus loin, au début du deuxième chapitre, débarque l’autre personnage principal : « Dans le même temps, à Miami, une petite fille est née. » Ce sont les deux fils qui vont courir à travers tout le roman, deux êtres qui vont grandir et se trouver – il ne s’agit pas de dévoiler ainsi le ressort secret du livre, il est évident que Robin et Beauty, puisque tels sont leurs noms, doivent se rencontrer, Pierrette Fleutiaux n’essaie pas de construire un improbable suspens autour de cette rencontre. Robin veut être, comme il dit, « normal », ce qui signifie pour lui être un véritable petit Américain. Accepter de se fondre dans la masse pour être accepté par elle. Et, pour y parvenir, devenir un champion de base-ball, par exemple. Avoir le bon accent. Demander à sa mère de ne pas venir le chercher à la sortie de l’école, parce que sa mère n’a pas le bon accent, elle est française. D’ailleurs, Robin est français, lui aussi, c’est la nationalité qu’indique son passeport, et il a beau s’être choisi Batman pour compagnon imaginaire de ses jeux, il reste un étranger, un « alien ». Et, de cette situation, il voit moins les avantages dont bénéficie son père quand il achète une voiture sans payer les taxes que les inconvénients : « Etre américain, apparemment cela ne va pas de soi pour tous les petits garçons. Certains doivent d’abord cacher un nom bizarre, corriger les fautes d’accent des parents, apprendre les noms de tous les grands batteurs de base-ball, et mille autres difficultés, il y a là largement de quoi occuper les ambitions d’une vie. » Beauty ne connaît pas ce problème : « L’Amérique l’attendait, dès sa naissance l’a prise sous son aile. » Tout n’est pas simple pour autant : si elle porte ce prénom qui désigne une apparence parfaite, c’est pour exorciser ce qu’il faut bien appeler sa laideur. Troisième fille d’un couple qui aurait souhaité un garçon – et qui à cause de cela, n’avait pas pensé à un prénom de fille avant sa naissance –, Beauty n’existe cependant que sous le regard des autres. Sa grande intelligence, mesurée par le sacro-saint QI qui établit une hiérarchie entre les individus, paraît ne lui servir à rien dans ses études, et ne l’empêche pas de souffrir. L’un partira pour la France, où il connaîtra d’autres difficultés d’adaptation, celles d’un enfant éduqué ailleurs. L’autre, comme portée par la prédestination inscrite dans son prénom, se découvrira belle et deviendra un mannequin international, parcourant le monde qui s’offre à elle. Et ces deux-là deviendront, on ne sait trop comment, grâce aux hasards de la vie, de véritables complices, mais sans jamais savoir ce que réserve l’avenir. Observons bien comment se déroule le roman : d’abord, au début de la chronologie, l’auteur glisse quelques faits à venir, jetant un regard vers le futur. Puis, insensiblement, au fur et à mesure que le temps passe, ce sont des faits du passé qui complètent le tableau. Un basculement de la perspective nous est imposé sans que nous en ayons d’abord conscience, mais il restera toujours cet avenir qui échappe aux éclaircissements donnés par le roman, cette zone encore obscure que le lecteur doit, s’il le veut, éclairer lui-même pour la modeler selon ses désirs. Dans l’au-delà du livre, chacun est libre de faire travailler son imagination. Ce ne sera possible qu’en fonction des éléments déjà posés, et qui sont évidemment bien plus nombreux que les quelques-uns rapidement résumés en quelques mots. Car, autour des deux personnages principaux, tout un monde gravite, provisoirement retenu par l’attraction des centres de systèmes planétaires représentés par ceux auxquels une romancière a choisi de s’attacher… Derrière les faits, derrière les êtres, c’est donc dans un mouvement d’ensemble que nous percevons à la fois le tout et ses parties, inscrits dans une vision globale qui nous réconcilie avec l’univers tout entier. C’est une tentative d’explication du bonheur que donne ce roman, mais il en est peut-être d’autres… Des phrases courtes, ma chérie (2001) Sept ans. Ou plutôt, deux fois sept ans : « Sept ans pour accompagner l’entrée dans la vie de mon enfant, sept ans pour accompagner la sortie de la vie de ma mère. » Et ce sont deux périodes d’une folle exigence, d’une douloureuse patience, dont la seconde fait l’objet du nouveau livre de Pierrette Fleutiaux, Des phrases courtes, ma chérie. Un récit vrai, simple et d’autant plus poignant, d’où la romancière n’a pas exclu une certaine pudeur, comme on le comprend dans les pages intitulées : « Mon amie m’a dit… ». Son amie Aurore lui avait dit, s’agissant de ces pages qui n’étaient pas encore destinées à devenir un livre : « Il faut que tu mettes les noms… » Pour toucher les gens, pour que le livre ait du succès. Mais ce n’est pas le but. Pour une fois, peut-être qu’Aurore n’a rien compris. Donc, pas de noms. La vérité, pourtant. Le père est mort, la mère a vieilli, bien d’abord, moins bien ensuite. C’est le cours des choses, que les enfants se refusent à voir en face, jusqu’au moment où se présente un mur d’incompréhension, quelle que soit la bonne volonté : « Nous voulions des solutions, ma mère voulait de la discussion, c’est-à-dire être avec nous. Pour nous, il s’agissait de régler un problème, pour elle il s’agissait d’en parler. » Et quelle solution au problème, sinon le meilleur endroit pour finir de vieillir ? C’est-à-dire mourir – un mot qu’on ne prononcera pas avant qu’il soit trop tard. Donc, une maison de retraite qui ne ressemble pas trop à un cul-de-sac de l’existence, où la mère peut encore être elle-même, dans une certaine mesure. Dans une certaine mesure seulement, et de plus en plus étroite la mesure, au fil de forces déclinant. Alors, la mère devient l’enfant de sa fille (de son fils aussi, dans un rapport différent puisqu’il est médecin et que son rôle est de rassurer scientifiquement). L’inversion des rôles pourrait se faire sans s’en rendre compte. Pas ici : parfois, la narratrice qui se confond avec l’auteur a le sentiment d’être un véritable bourreau pour sa mère. A quoi bon en effet la secouer pour bouger, pour aller acheter une nouvelle robe ? A-t-elle vraiment de cette robe ou s’agit-il seulement de susciter un mouvement synonyme de vie « normale » ? Et puis, pourquoi une robe alors que pas un instant la fille n’a pensé aux sous-vêtements ? Pourquoi encore un bijou en cadeau alors que jamais la mère n’a voulu de cadeau inutile ? Il y a une barrière, légère et transparente, certes, puisque construite en cellophane, entre la mère et le monde. Une barrière susceptible d’étouffer toute vie, quand même, et ce n’est pas rien. De voir se resserrer autour de la mère un contexte étouffant donne envie à la fille de bouger à tout prix, histoire de créer un appel d’air. Chaque détail compte : le coiffeur, le regard d’un enfant, une conversation avec la vendeuse. Moments de soulagement pendant lesquels il est si bon de croire que tout est resté immuable. Pourtant, les doutes reviennent sans cesse. Et la vieillesse de la mère renvoie à la fille, comme dans un miroir, son âge qui n’est plus celui d’une jeune fille – sauf, précisément, dans les yeux de la mère. Témoignage sensible, bien sûr, Des phrases courtes, ma chérie est en même temps tout autre chose. L’œuvre d’un écrivain pour qui tout est matière à faire des phrases. Et qui revient sur ses débuts, sous l’œil de la mère. « Dans la famille, les femmes ont le don du mot et de la phrase », dit-elle. Dans les rédactions, il fallait faire des phrases courtes et avoir une belle écriture. Plus tard, les premiers livres seront reçus avec désespoir. Ecrire, certes, mais l’imagination au service d’un certain exhibitionnisme, voilà qui est dangereux. Malgré tout, un billet, un chèque, à chaque fois, comme à la bonne écolière, en guise d’encouragement… Alors, l’écriture continue, cette fois comme un hommage à un lien indissoluble, qui perdure au-delà de la mort. Cette mort dont la fille ne voulait pas entendre parler tandis que la mère, elle, avait le souci de régler ses affaires terrestres avant d’en finir une fois pour toutes avec elles. La mère de Pierrette Fleutiaux deviendra celle de tous les lecteurs du récit qu’elle vient de publier. Dans la même douleur, avec la même compassion. Histoire du gouffre et de la lunette (réédition, 2003) De ses premiers livres (celui-ci est le deuxième, paru en 1976), Fleutiaux dit maintenant : « J’aimerais revenir à ce type de vision et d’écriture, mais je ne pense pas que je le puisse. » Il y a ici, comme dans son premier roman (Histoire de la chauve-souris) et celui qui a suivi (Histoire du tableau), des visions singulières du réel, que l’on a classées dans le registre du fantastique. Appellation commode pour des fables grinçantes plaquées sur des peurs à partir desquelles Fleutiaux propose de pures interprétations littéraires. C’est un guetteur avec sa lunette sophistiquée qui lui fait voir des choses que personne d’autre ne discerne. Ce sont les excroissances (des toiles ?) qu’un être indéterminé tente de ranger dans sa nouvelle habitation, mais cela grandit sans cesse et personne n’en veut. Ou une mère qui habite dans une maison si petite qu’on ne peut y entrer. Un florilège quotidien et effrayant. Les amants imparfaits (2005) Pierrette Fleutiaux ouvre Les amants imparfaits d’un bref paragraphe énigmatique : « “Nous ne parlerons pas de nos parents”, ont-ils dit. Ensemble. A moins que ce ne soit Camille qui l’ait dit à Léo, ou encore Léo à Camille. » En dehors des noms des deux personnages, cela ne nous dit pas grand-chose. Cela intrigue, bien entendu. Pourquoi pas les parents ? et à qui parlent Léo et Camille ? et où va-t-on ? La dernière question est valable à peu près pour tous les romans, à l’exception de ceux qui nous livrent la fin dans la première phrase, ce qui n’est pas le cas ici. La fin, ou ce que nous apprendrons à la fin, se trouve curieusement résumée au dos du volume, dans un court texte qui semble se moquer des lois élémentaires du suspense. Car tout roman creuse une énigme, et celui-ci en particulier, qui en même temps paraît s’en délecter par son début et l’ignorer par la quatrième de couverture. Voilà une approche inhabituelle, pour le moins. Et qui correspond à un récit tout aussi inhabituel, où l’on va creuser, en effet, une trouble fascination racontée par celui-là même qui la subit après qu’il a été choisi par Léo et Camille, des jumeaux flamboyants et effrayants. Quand ils sont entrés dans la classe de Raphaël, ils avaient six ans, trois de moins que le narrateur. Immédiatement, ils se sont dirigés vers lui et l’ont ensuite accompagné pendant des années, le lien spontané s’étant renforcé au fil du temps. Et Raphaël est devenu leur mémorialiste, chargé de consigner les histoires que lui racontent les jumeaux. Vraies ou fausses, elles témoignent d’une parfaite conscience de leur singularité. En totale symbiose, Léo et Camille partagent tout, depuis longtemps et, semble-t-il, pour toujours. Il est d’autant plus étonnant qu’une troisième personne soit entrée, par leur volonté, dans leur intimité au point d’en vivre les étrangetés. Cela s’expliquera plus tard, quand les derniers mystères seront éclaircis. Pierrette Fleutiaux a écrit, avec ce roman, une sorte de livre total, qui puise dans des matériaux d’une infinie richesse. La gémellité, la fascination, l’amour, la vie et la mort en sont quelques-uns des ingrédients. L’écriture elle-même, à laquelle se livre Raphaël comme à un exercice cathartique, est interrogée de manière lancinante. Ses propriétés et ses pouvoirs sont passés en revue, comme peut le faire un écrivain, c’est-à-dire en considérant qu’il y a là une pulsation souterraine et vivante. L’auteur, par la voix de Raphaël, donne au passage une belle définition de ce qu’est une phrase d’écrivain : « C’est une phrase qui semble venir d’ailleurs, qui s’énonce toute seule dans ta tête, avec un rythme qui te surprend toi-même, et qui semble porter une expérience bien plus vaste que la tienne. » De ces phrases, Les amants imparfaits n’est pas avare. On y avance porté par un mouvement qui ne cesse jamais et qui, pour ne pas aller en ligne droite, donne une grande impression de fluidité. Ce n’est pas la première fois que Pierrette Fleutiaux porte l’art du roman à son point le plus élevé. Mais peut-être ce livre-ci, est-il, dans une œuvre commencée il y a bientôt trente ans, le véritable sommet. Destiny (2016) D’une part, Anne D., une Française qui a l’âge d’être grand-mère – sa première petite-fille est sur le point de naître. D’autre part, une jeune femme noire et enceinte, qui ne parle pas français, appuyée contre un mur dans le couloir du métro, l’air de se trouver mal. Elles auraient pu ne jamais se croiser. La jeune Africaine, dont le prénom est le titre du livre, Destiny, n’avait pas vocation à quitter le Nigeria pour se retrouver à Paris. Anne aurait pu tourner le regard ailleurs, faire mine de ne rien voir, comme beaucoup. Mais, portée par un sentiment ambigu, elle décide d’aider l’inconnue et de l’accompagner à l’hôpital. Sentiment ambigu ? Qu’y a-t-il d’ambigu dans un simple geste de solidarité ? Ceci, sur quoi Pierrette Fleutiaux attire l’attention sans très bien savoir encore quels sont les tenants et les aboutissants de la relation naissante : « L’inconnue lui appartenait. Ou elle lui appartenait. Comme si quelqu’un avait dit : “Vous vous appartenez, elle et toi.” » Le dernier paragraphe du chapitre initial dessine l’ombre d’une menace : « Sous la voûte du couloir de métro, dans la rame bondée du métro, il y avait autre chose encore. Un relent de prédation. La prédatrice : elle, l’autre ? Non, juste de la prédation en suspension dans l’air. » Beaucoup plus tard, quand les nœuds de l’histoire entre les deux femmes auront été resserrés, et desserrés, et resserrés encore, Destiny dira à Anna : « Vous avez sauvé ma vie. » Mais, pour en arriver là, il aura fallu passer par bien des malentendus et dépasser les clichés de part et d’autre : la Française vue par la Nigériane, la Nigériane vue par la Française… Vaincre les réserves qui surgissent après la spontanéité, ou presque, du premier mouvement, est un obstacle non négligeable. Car toute la vérité n’est pas dite en quelques instants et, derrière des mensonges faits par pudeur, par prudence ou par calcul, tout cela très mélangé et presque impossible à démêler, se masque une réalité irréductible aux idées simples. Pierrette Fleutiaux, bien que concentrée sur les nuances d’une amitié difficile, en forme parfois de dépendance, n’oublie pas le contexte général, peu favorable à l’accueil de Destiny : « Dans ce pays, des entités bienveillantes lui ont offert un répit, mais d’autres entités sont à l’œuvre, dans ce même pays ou ailleurs, qui voudraient la pousser par-dessus bord, la rejeter dans la non-existence, les bienveillantes sont de bonne volonté mais faibles, les malveillantes sont pleines de conviction ». Le livre porte la mention « récit » plutôt que « roman », laissant supposer une implication de l’auteure elle-même, ou au moins d’une proche, dans ce qui nous est raconté. Un fragment puisé au cœur de la multitude qui vit les problèmes au quotidien. Mais un fragment qui en dit long sur les difficultés à tout comprendre.

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