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A quoi sert la poésie selon le shivaïsme du Cachemire ?

Publié le 12 mars 2019 par Anargala
A quoi sert la poésie selon le shivaïsme du Cachemire ?Vu du temple de Shiva depuis le lac Dal, Shrinagar, Cachemire


Platon, dit-on, voulait chasser les poètes de sa Cité idéale. Mais Platon était un poète. Nul ne peut échapper à la poésie, je veux dire à la tentation  de faire résonner les mots pour une joie gratuite. 

Voilà pourquoi, quand j'entend ces ritournelles simplistes du genre "c'est au-delà des mots", quelque chose sonne faux à mes oreilles. Mais quoi ? 

La poésie est difficile à définir. Ou alors, la définir engendre de la poésie, comme on le voit dans La poésie c'est autre chose.

Les mystiques sont des poètes. Les poètes sont souvent des mystiques. Pourquoi ?

Le langage n'est pas fait pour décrire la réalité, ni même la moindre chose. Le mot "bleu" n'est pas bleu, "miel" n'a rien de mielleux et ainsi de suite. Non, les mots sont fait pour guider l'action. Ils sont des étiquettes, des panneaux indicateurs dans une carte mental simplifiée. Le but premier du langage est pragmatique (du grec pragma, "action"). Il est utilitaire.

La poésie commence quand cette machine dysfonctionne. La dyslexie peut être une porte. L'art en général est un dysfonctionnement du filtre mental utilitariste. Quand les mots, ou les phrases, ou les discours, n'ont plus de sens, le réel réapparaît. Quand je ne comprend plus les panneaux, j'ai une chance de ne plus les regarder et de voir la nature autour. C'est évident chez certains autistes. Un filtre tombe, des capacités se dévoilent. Nous sommes tous des artistes. mais certains filtres semblent nous couper de notre créativité.

Selon le shivaïsme du Cachemire, la poésie est la mise en résonance de la conscience, le réveil de sa créativité. Des mots peuvent ébranler les schémas conscient (les habitudes mentales), les prendre à contre-pied, les arracher à leur routine et faire résonner à l'infini l'immensité divine, car tout est conscience et tout est en tout. Nous portons, en nous, l'infinité des expériences possibles, passées et à venir. Mais le soucis de l'efficacité à court terme nous fait oublier qui nous sommes et nos pouvoirs _ notre pouvoir, mon pouvoir - car nous sommes un seul être, une seule conscience, même si chaque personne est unique, comme le centre d'un cercle : même si le centre est un, il y a une infinité de points sur la circonférence ; et même s'il y a une infinité de points (de personnes et de destins uniques), tout est relié à un même centre. Notre centre. C'est la raison d'être de l'amour. Nos personnes sont bien sûr reliées objectivement. Mais nous sommes un seul être, une seule conscience vibrante. 

Dès lors, la poésie est le moment où la mystère que nous sommes se libère des mots grossiers, utilitaires, tendus vers la manipulation du réel, pour s'éveiller à sa liberté vertigineuse. Quand je me ressouviens dans la parole, une autre parole s'éveille, qui engendre d'autres discours. C'est comme changer de rapport avec une voiture. C'est comme une transe chiemanique. Et plus elle est profonde, plus elle est discrète.

Abhinava Goupta, le plus célèbre maître du shivaïsme du Cachemire, est le plus célèbre poéticien indien. C'est en tant que tel qu'il est aujourd'hui étudié et estimé, non pas en tant que gourou tantrique. Il a développé, à la suite d'un poète cachemirien, la théorie de la résonance poétique, le dhvani, rendu aussi pas "suggestion". L'éveil de la parole se fait entre chien et loup. Ni trop clair, sinon on retombe dans le langage pragmatique, ni trop obscure, sinon le mental coince. Dans cet entre-deux, je fait l'expérience de pratibhâ, "l'intelligence créatrice", cette évidence mystérieuse qui nous rend capable de comprendre, de parler, de relier des sons pour engendrer. Pratibhâ signigie, littéralement, "retourner la lumière", c'est-à-dire "faire retour amont", inverser la direction des énergies, entrer en ébullition intérieure. C'est un état dans lequel on peut entrer, auquel la conscience peut s'exciter, à la fois passif et actif, comme on peut bâiller volontairement, mais sans forcer. 

Vous bâillez ? C'est la force de la suggestion :)

Mais à mon sens, la poésie va plus loin. Elle n'est pas un genre littéraire, mais une disposition intérieure. Un état d'éveil, à l’affût des influx de la grâce, disons. A l'écoute du silence, une docte, une fort docte ignorance, une ténèbre fascinante, une sensation de démangeaison dans les nerfs. Ou les nâdîs ou les chakras, si vous préférez. 

Et puis, nous pouvons marier efficacité et poésie, c'est-à-dire langage ordinaire et parole intuitive. Essayer : nous pouvons essayer, faire des expériences. Varier les registres. Ça c'est très fort, puissant. Pratiquer mille personnes, mille masques, vite, sans réfléchir. Car nous sommes toutes les personnes, vraiment. C'est fou, mais l'univers n'est-il pas fou ? 

Varier, faire jouer les contrastes. Jouer sciemment mais sans trop regarder en arrière, comme surfer une vague. 

La poésie, comme la philosophie, est une pratique spirituelle, un "travail sur soi". Un nectar. Voilà : tel une abeille, butiner les personnalités, revenir à la ruche du cœur ébulliant et savourer le miel de l'étonnement de tout ça. Explorer l'art de goûter la délectation du centre du centre de soi jusque dans tous les moments. Vous sentez ce que je veux dire ?
La fine pointe incandescente d'être
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